Gilles CHEZEAU
Artiste
J'aimerais être un poète à qui il n'y a plus rien à demander.
Mais je suis un jeune galérien encore empli à ras bord de doutes casses couilles.
Que vive la vie,
mais nique la vie.
Du même auteur :
Les réseaux sociaux à l'encontre de l'espace numérique
Gilles Chezeau
L'interface informatique a hérité des très nombreuses recherches picturales du XXe siècle. De fait, si les ordinateurs sont techniquement devenus possibles grâce aux avancées technologiques, il sont idéologiquement en très étroite relation avec l'histoire de la peinture, qui a petit à petit pris conscience de sa propre existence d'objet, en revendiquant sa planéité et en poussant à la disparition du cadre.
Il me semble ainsi que, les tableaux d'abord, puis les écrans de télévision, de téléphone et d'ordinateur ont cherché à réduire l'importance et la taille de leurs contours. Cette bordure dorée et ornementée pour la peinture; noire, grisâtre et géométrique pour les autres était synonyme d'enfermement, et par extension, de lourdeur et de pesanteur. Le cadre avait pour objectif de signaler que ce qu'il contenait en son intérieur était fini, formait un espace en lui-même, et ne dialoguait pas avec ce qui l'entourait.
"Le cadre qui entourait la toile ne pouvait que disparaître, car il ne rentrait plus en cohérence avec ce que la peinture racontait."
Sa disparition dans l'histoire de la peinture coïncide avec un élargissement de la question du sujet. Ce qui était peint n'avait plus pour objectif de produire un espace fictif prétendant cependant à réalité, mais une représentation de la réalité se revendiquant volontairement incomplète. La peinture de paysage invitait ainsi à penser qu'elle pouvait se prolonger en dehors de ce qu'elle représentait sur le châssis. La perspective stricte qui envisageait l'espace en trois dimensions perdait de fait de sa fulgurance, et cela parce que les peintres insistaient alors sur la ligne d'horizon. Ainsi, toute peinture ne pouvait plus se penser comme un puits, mais davantage comme un chemin de fer. Les yeux ne se concentraient plus sur le centre de la toile, mais sur ses bords, et donc sur l'extension potentielle que la toile pouvait avoir. L'espace pictural devenant plat, horizontal, a ainsi déjoué tout renfermement sur lui-même en compensant par une expansion en dehors de ce qu'il est physiquement. Irrémédiablement, le cadre qui entourait la toile ne pouvait que disparaître, car il ne rentrait plus en cohérence avec ce que la peinture racontait. Plus tard, la télévision suivra une évolution similaire. Plus rapide certes, d'abord parce la voie avait déjà été montrée, mais surtout parce que les propriétés intrinsèques à la vidéo amorçaient cette accélération.
Mais dans un premier temps, il faut tout de même remarquer que l'image en mouvement télévisuelle ne pouvait que rétablir la perception de l'image-puits, celle où l'image montrée à chacun est close, renfermée sur elle-même. Si, lors de son apparition, la télévision avait un cadre si imposant, c'était effectivement autant par besoin technique que par conception esthétique et éthique. L'important était ce que montrait l'intérieur du cadre, l'objet en lui-même n'étant que le véhicule de l'image. Ce cadre agissait somme toute comme un pare-choc, comme une sorte d'artifice qu'un magicien ne chercherait pas à masquer. Il permettait d'établir une distance, alors nécessaire, avec le sujet de la représentation. Mais vite importante et imposante, la télévision s'est immiscée partout dans les maisons en un temps record. Cette expansion ne pouvait qu'aboutir sur la prise de conscience de sa propre fonction objet, elle qui s'avérait finalement être tout autant un tableau en mouvement qu'un outil éteint. La diminution du contour est la conséquence immédiate de cette considération. La télévision devait être ressentie comme ouverte sur l'espace qui l’accueillait.
Pourtant, de façon intéressante, elle est certes devenue une image-chemin de fer, mais, je crois non pas à cause de ce qui se passait au sein de l'image, mais plutôt à cause de ce qui s'y passait en dehors. C'est à dire que contrairement aux peintres, qui ont eux-mêmes tendus vers ce bouleversement; ce ne sont pas ceux qui étudiaient la télévision qui ont poussé à la disparition de son cadre. C'est parce que cette télévision a une fonction utile, et a, de fait, des utilisateurs. Et ce sont eux qui se sont emparés de l'objet, et ont réclamé, de façon sourde, l'ouverture de l'écran de télé (qui a ensuite aboutit sur l'agrandissement de sa taille) et la suppression de son bord; toujours dans le besoin de la sentir en dialogue avec le reste du foyer ou sur l'espace de vie quotidienne en général. Le design n'aurait fait que s'approprier cette demande, et l'appliquer selon ses propres règles.
"Cette disparition a ouvert la voie a un espace autre que le réel, un espace autre que celui dans lequel l'homme bouge, voit, agit, parle."
Par ailleurs, l'image en mouvement de la vidéo suppose une présence plus diffuse de l'homme derrière ce qu'il créée, et cela pour la simple raison que la trace de la main disparaît. Un cadrage ou un mouvement de caméra laissent évidemment toujours à penser qu'il y a un individu prenant en charge la machine, mais ce qu'il faut comprendre c'est que cette machine tend vers un effacement de la trace physique de la main. Ainsi, si derrière une peinture, l'homme existe en tant que présence; derrière la caméra, il ne l'est plus que de façon théorique. Sa présence n'est que potentielle. Je crois que ce basculement est d'une importance capitale, car il est celui de l'avènement de l'informatique, puis d'internet. Car il me semble que cette disparition a ouvert la voie a un espace autre que le réel, un espace autre que celui dans lequel l'homme bouge, voit, agit, parle. Car dans l'idée où l'homme ne tient plus les rênes de ce qu'il créée, c'est donc que l'espace qui se trouve en face de lui ne lui appartient pas. Et ce n'est pas pour rien si, ni la peinture, ni la télévision ne sont caractérisés comme étant des lieux, alors que l'informatique, puis internet, en sont effectivement devenu un: c'est parce qu'ils se sont affranchis non seulement de toute trace physique, mais aussi de toute présence secondaire supposée, pour ouvrir le champ à un espace-temps qui n'appartient plus formellement à l'homme. Les écrans de téléphone et les écrans d'ordinateur, connectés à internet en toute circonstance, sont aujourd'hui conçus dans cette optique. Ils représentent l'aboutissement actuel de ces deux disparitions, celle du cadre et celle du créateur unique.
Mais le lieu informatique, bien que capable de toutes ces suppressions, n'est néanmoins pas indéterminé, et converge finalement une dernière fois avec l'histoire de la peinture, dans la conception actuelle de sa planéité. Car l'espace optique informatique semble vouer un culte total à la surface plane; menant une hégémonie à peine réfutée. Les mouvements de souris en sont l'exemple parfait: de gauche à droite, de haut en bas, mais jamais en profondeur. Le curseur, incapable de s'enfoncer en perspective, donne l'impression d'être condamné à considérer la fenêtre informatique comme une table incassable, idée qui sera ensuite poursuivie avec l'arrivée du tactile. Preuve en est, le rapport est identique à celui que le peintre entretient avec sa toile par le biais du pinceau.
Le fond d'écran semble être le seul à vouloir briser l'illusion, mais ne donne l'air de remplir son rôle que partiellement. Car comme son nom l'indique, en établissant un rapport d'échelle et de perspective avec les icônes du bureau, il les freine instantanément en leur donnant un fond, et donc une fin, qui prouve que si l'espace informatique est effectivement ouvert sur ses bords, il est encore loin d'être pensé en immersion de profondeur.
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Les réseaux sociaux sont des espaces clos partageant tous un même modèle: celui de la sphère privée. Un constat immédiat se fait sur l'interface premier de chacun d'entre eux: il est impossible de s'y rendre en tant que visiteur uniquement. Les réseaux sociaux sont privés, en cela que leur adresse http est fermée au public. Pour y accéder, chaque utilisateur doit signer une sorte de contrat d'appartenance, basé sur deux critères indissociables: un nom de compte et un mot de passe. Ils sont la preuve de la présence passée et à venir du visiteur, et en représentent sa trace.
"Chacun réclame ainsi son accès à l'élégance et se comporte comme un individu dont la raison d’être semble avant tout esthétique"
D'entrée de jeu, une curiosité s'impose. Le nom de compte et le mot de passe sont des traces purement physiques au milieu d'un modèle ne se réclamant à priori pas ainsi. En effet, ces plateformes revendiquent plutôt leur autonomie, ou leur capacité à propulser l'individu dans un espace lui permettant de se rêver autrement. La photo de profil en est, il me semble, l'exemple type; elle qui représente la fontaine de jouvence, l'éternelle beauté. Elle permet à chacun de se prétendre beau, de se regarder jeune, de se montrer élégant. A coup sûr, elle est un des premiers paramètres capable d'amadouer chaque utilisateur, lui qui peut enfin se considérer non seulement comme exemplaire, mais aussi exemplaire parmi tout les exemplaires, rejoignant enfin une communauté dont il a toujours secrètement souhaité faire partie. La photo de profil efface toutes les imperfections; mais l'objectif étant de conserver des relations adéquates avec le reste du groupe, elle incite à entretenir des comportement types; et dès lors, des poncifs de la beauté populaire s'instaurent. Chacun réclame ainsi son accès à l'élégance et se comporte comme un individu dont la raison d’être semble avant tout esthétique; ce qui semble d'ailleurs être un principe nouveau, car historiquement les préoccupations de cet ordre étaient avant tout réservés aux classes supérieures. De fait, la photo de profil est une posture politique forte. C'est un refus du travail (à moins que celui-ci soit évidemment à mettre en valeur) et de l'image de labeur. Elle représente un droit à la paresse, une preuve que l'on a l'argent et la possibilité d'être beaux.
Le mur d'actualité de Twitter et Facebook suit la même ligne directrice. Sa principale fonction est simple: établir un rapport fragmenté avec la vie, qui ne se vit plus que par moments clés. Le schéma est alors similaire a celui de la photo de profil, il ne s'agit de montrer que le meilleur de soi-même en toutes circonstances. Puis par besoin de rassemblement, un idéal des instants partageables se construit, établissant finalement une distance envers le monde de l'effort et du travail. Ainsi, l'essentiel du contenu du mur d'actualité n'est que résidus de soirées, de vacances et de moments d'intimité, loin de la représentation de la fatigue physique et de sa banalité en dehors de l'espace numérique.
"l'esthétique qui en découle n'est elle-même pas quotidienne."
Ces deux observations me permettent de remarquer que la tendance actuelle semble au rejet du corps quotidien, et que l'esthétique qui en découle n'est elle-même pas quotidienne. Le beau n'est alors que fragment; il est temporaire, périssable. Mais, plus important encore, il aspire à ne plus l'être. Son souhait est de s'établir dans la durée, de se prolonger le plus longtemps possible, et cela ne semble pouvoir se réaliser que par une mise à distance du corps charnel; qui ne se vit plus que comme une sorte de fleur fanée, fatiguée de sa présence continue. Par opposition, le corps partageable est idéalisé, mis en valeur, choisi. Le rêve n'est pas nouveau: dans l'histoire de l'art, la peinture de portrait avait une fonction identique; elle qui devait asseoir la souveraineté par l'image, prouver la force par les attributs et la beauté. De fait, il a aussi fallu beaucoup de temps à la peinture occidentale pour parvenir à accepter la représentation de l'image de labeur, loin de l'idéalisation tantôt épique, tantôt misérable des thèmes mythiques et et religieux, ou de la mise en valeur de l'aristocratie toujours renouvelée. La prise de recul vis à vis du corps que les réseaux sociaux proposent n'a donc rien de neuf, leur principale réussite aura simplement été de l'avoir popularisée.
Mais comment se fait il que cet idéal soit immédiatement brisé par un retour à l'ordre violent; par une trace de la présence qui se souhaite balayée ? Il faut se rendre à l'évidence, la raison d'être du nom de compte et du mot de passe ne participe pas au rêve. Ils agissent comme un rappel constant, preuve de l'existence, certes diffuse mais incessante, du corps qui se souhaiterait volontiers rejeté.
Pourtant, les réseaux sociaux ne peuvent pas supprimer ces conditions d'inscription. Le nom de compte et le mot de passe sont indispensables tout simplement car ils obéissent à des impératifs d'un autre ordre, situés cette fois davantage du côté des administrateurs que de celui des utilisateurs. Expliqués brièvement, ce sont des outils de contrôle, permettant de catégoriser tout visiteur dans de très nombreuses carcans, à des fins essentiellement publicitaires et commerciales. L'objectif à plus long terme de cette démarche, suivie par tout géant de l'internet et de la technologie (Wikipédia jouant le rôle de l'exception), étant de tout faire pour fidéliser l'utilisateur afin de pouvoir le garder sous ses yeux.
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Si l'espace numérique a, malgré quelques défauts encore apparents, tendance à s'ouvrir et proposer un modèle de plus en plus affranchi de la présence de l'homme; les réseaux sociaux en revanche renversent étrangement la donne. L'accès privé à leur adresse va à l'encontre du principe d'ouverture de l'espace, leur interface est un retour immédiat à la présence du cadre qui s'efforce pourtant de disparaître ailleurs, et enfin, le corps humain s'effaçant se re-devine derrière des conditions d'accès d'un ordre purement administratifs.
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