Artiste
Jérémy Dussaussoy est un artiste qui cherche à matérialiser une incertitude, une ambivalence, à capturer un mouvement d’émergence instable au sein d’un processus qui repose sur des assemblages et des tautologies et entretient un rapport étroit avec le langage.
Les données numériques et la mort :
Comme les larmes dans la pluie.
Jérémy Dussaussoy
La perspective d’un ordinateur qui ne serait qu’écran et clavier, un simple intermédiaire, fenêtre sur les données, toutes stockées sur Internet évoque une forme de libération du monde matériel. Tout devient fugace, accessible en permanence, et sans prendre la moindre place (chez l’utilisateur en tout cas). Si cette perspective de transcendance numérique a ses avantages, une question finira bientôt par se poser pour beaucoup de personnes : celle de l’héritage. Qu’arrive-t-il à un compte internet, aux possibilités qu’il accorde et aux données qu’il contient lorsque son propriétaire meurt ?
La question m’a été soumise en prenant l’exemple de Steam, qui me semble très intéressant sur de nombreux points. Steam, propriété du développeur Valve, est essentiellement un site de vente de jeux vidéo. Une personne crée un compte sur le site, puis télécharge un logiciel « client » qui servira à télécharger, installer et lancer les jeux. Les jeux vendus par Steam sont tous dématérialisés, et doivent donc être téléchargés sur un ordinateur. Les jeux peuvent être téléchargés autant de fois que nécessaire, ce qui permet à quelqu’un de changer d’ordinateur sans perdre sa « librairie », mais le logiciel client et un compte Steam valide sont nécessaires pour les télécharger et y jouer. Un jeu neuf gros budget se vend généralement aux alentours de soixante euros, et on se doute que des personnes ayant acheté plusieurs dizaines de jeux ont investi des sommes non négligeables par l’intermédiaire de Steam. C’est bien là que se pose la question de l’héritage. Une librairie physique est facile à donner. Des fichiers conservés sur un support physique comme un disque dur ne sont pas différents. Cela devient plus compliqué lorsque l’accès aux jeux nécessite de connaître un identifiant et un mot de passe. Pour peu que ces informations soient égarées ou bien que la personne qui les détenait ne les ai jamais communiquées avant sa mort, le contenu du compte sera perdu dans l’oubli. Enfin pas exactement. L’ordinateur de la personne décédée permettra de continuer à jouer aux jeux de la librairie si la connexion se fait automatiquement par exemple, mais dès qu’il s’agira de les réinstaller sur un nouveau support, la question du mot de passe se posera. La réponse évidente est alors de noter ses identifiants et mots de passe et de les transmettre à l’héritier. Cela est cependant une rupture de l’accord de souscription Steam que tout utilisateur accepte lors de la création d’un compte. Il est nécessaire de lire cet accord pour se rendre compte que la question de l’héritage d’un compte internet est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.
http://store.steampowered.com/subscriber_agreement/french/
Créer un compte sur Steam fait de vous un souscripteur ou une souscriptrice, et donne l’accès aux « contenus et services », dans lesquels sont compris le logiciel Steam et les jeux entre autres. Deux paragraphes de l’accord sont importants pour la question qui nous concerne. Le paragraphe 1C déclare que :
« Vous n'êtes pas autorisé à dévoiler, partager ou permettre à des tiers d'utiliser votre mot de passe ou votre Compte sauf autorisation expresse de Valve. […] Votre Compte et les informations qui s'y rattachent (par exemple : coordonnées, informations de facturation, historique du Compte et Souscriptions, etc.) sont strictement personnels. Vous n'êtes par conséquent pas autorisé à vendre ou facturer le droit d'utilisation de votre Compte à des tiers, ni à le transférer. »
D’une part, ressort l’idée qu’un compte correspond à une personne et seulement à cette personne. D’autre part, et c’est ce qui complique le cas d’un héritage, l’accord n’autorise pas à transférer le droit d’utilisation d’un compte. Ceci peut sembler surprenant. Un jeu vidéo acheté en boite appartient à la personne qui l’achète, alors comment se fait-il que Steam ne permette pas de donner sa librairie à une autre personne ? Le paragraphe 2A répond à cette question :
« Steam et vos Souscriptions nécessitent le téléchargement et l'installation automatiques de Contenus et Services sur votre ordinateur. Par la présente, Valve vous octroie, et vous acceptez, une licence non exclusive d'utilisation des Contenus et Services à titre privé et non commercial (sauf les cas où une utilisation commerciale est autorisée par les présentes ou les Conditions de Souscription applicables). Cette Licence prend fin à la date de résiliation (a) de ce Contrat ou (b) d’une Souscription incluant la licence. Les Contenus et Services sont concédés sous licence, et non vendus. Votre licence ne vous confère aucun droit ni titre de propriété sur les Contenus et Services. Pour utiliser les Contenus et Services, vous devez être en possession d'un Compte Steam et vous pouvez être tenu d'exécuter le client Steam et d'être connecté à Internet pendant toute la durée d'utilisation. »
Voilà le cœur du problème. Les jeux pour lesquels une personne paye sur Steam ne lui appartiennent pas, ce qui est acheté est une licence d’utilisation, une sorte d’abonnement définitif. Ce fonctionnement se retrouve sur à peu près toutes les plates-formes en ligne d’achat de jeux, musiques ou autres dématérialisés. Un compte appartient à une personne et une seule, cette personne n’a pas le droit de donner le moyen à une autre personne d’accéder à ce compte, et les articles payés par le biais de ces plates-formes ne deviennent jamais la propriété des propriétaires des comptes. Dans ce cas, il est facile de déduire que le contrat liant le propriétaire d’un compte et Steam prend fin lors du décès de celui-ci, et que tous les contenus et services payés disparaîtront avec lui. Le fait est également que la question explicite de la mort et de l’héritage n’est jamais abordée dans l’accord de souscription Steam. Nous en arrivons à une conclusion relativement frustrante qui est que nous devons nous résigner au fait que ce que nous pouvons accumuler sur des plates-formes comme Steam, Itunes ou autres ne relève pas de la propriété privée et ne peut donc pas être hérité. En fait, la seule chose qui nous appartienne réellement dans cette histoire est notre mot de passe.
Ce modèle ne correspond à première vue à rien de ce que je connais. De nombreux logiciels ne sont pas vendus de façon définitive, comme les antivirus, ou bien le pack Office qui s’utilisent avec une licence qu’il faut renouveler régulièrement. Pour certains logiciels, une limite d’installation sur un nombre déterminé d’ordinateurs a pour conséquence que le logiciel deviendra inutilisable une fois cette limite atteinte et les ordinateurs en question hors d’usage. D’autres logiciels comme Photoshop semblent se diriger vers un mode de fonctionnement par abonnement. Mais Steam me semble bâtard dans son fonctionnement. Les jeux achetés le sont une fois pour toute et restent accessible même après un changement d’ordinateur, mais aucune propriété n’est rattachée à ces jeux. Le seul exemple que je parviens à rapprocher de cette façon de procéder est, de façon amusante, les jeux dits « free to play ». Ces jeux, généralement liés à des comptes, donnent accès à un gameplay de base, mais encouragent leurs utilisateurs à dépenser de l’argent réel pour améliorer leur expérience de jeu sous la forme de ce qu’on appelle les « microtransactions ». L’exemple typique est celui d’un jeu qui est très facile au premier abord, mais devient très rapidement extrêmement difficile. Il est alors possible d’acheter des objets permettant de progresser plus rapidement et aisément. Ces jeux sont généralement à petit budget et ont pour but principal de frustrer le joueur juste assez pour le pousser à dépenser de l’argent, ces payements constituant la source de revenu des développeurs puisque le jeu lui-même est gratuit. Quoiqu’il en soit, il me semble que peu de personnes envisagent sérieusement de permettre à d’autres d’hériter de leur progrès sur ces jeux somme toute assez futiles. On a vu depuis plusieurs années des jeux possédant une prétention ou un budget supérieur proposer des microtransactions (ce qui n’empêche pas ces jeux de se vendre au même prix qu’avant). Il me semble que Steam fonctionne sur un modèle assez proche. Steam permet de s’inscrire et de créer un compte, mais il faut ensuite payer le droit d’utiliser un jeu pour pouvoir s’amuser. De plus, il existe maintenant une sorte de méta-jeu dans Steam, avec un système d’expérience, qui m’a personnellement échappé, et de cartes virtuelles à échanger. L’achat d’un jeu donne certaines cartes associées, mais d’autres doivent être achetées. Steam semble, avec ces fonctionnalités, vouloir donner une dimension ludique à l’utilisation même du site. L’achat des jeux n’est plus une simple transaction, mais s’inscrit dans un jeu qui apparaît en filigrane.
https://www.geekzone.fr/2016/01/08/steam-les-cartes-a-collectionner-expliquees-aux-noobs/
http://steamcommunity.com/tradingcards/faq/?l=french
Mais revenons à la question de l’héritage. Au-delà de l’accord de souscription appliqué à la lettre, il convient d’apporter certaines nuances. D’une part, bien que le compte Steam soit « strictement personnel », le paragraphe 3B semble accepter l’idée qu’un même compte sera parfois partagé par plusieurs personnes :
« En tant que détenteur du Compte, vous êtes responsable de tous les frais encourus, y compris les taxes applicables et tous les achats réalisés en votre nom ou en celui de tout utilisateur de votre Compte, y compris les membres de votre famille ou vos amis.»
Il me semble que l’interdiction stricte de transférer l’accès à un compte à une autre personne, si elle permet à Steam de faire en sorte que chaque nouvel utilisateur doive acheter ses propres jeux et rend difficile, voire impossible l’existence du marché des jeux d’occasion, est aussi une précaution en cas de conflit entre deux personnes. Pour revenir au paragraphe 1A, il indique aussi que :
« Vous êtes responsable de la confidentialité de votre nom d'utilisateur et de votre mot de passe, ainsi que de la sécurité de votre système informatique. Valve n'est pas responsable de l'utilisation qui est faite de votre mot de passe et de votre Compte et de toutes les communications et activités sur Steam résultant de l'utilisation de votre nom d'utilisateur et de votre mot de passe par vous, par toute personne à qui vous auriez intentionnellement ou par négligence exposé votre nom d'utilisateur et /ou mot de passe en violation de la présente clause de confidentialité. Sauf faute ou négligence de la part de Valve, Valve n’est pas responsable de l’utilisation de votre Compte par une personne qui aurait frauduleusement utilisé votre nom d'utilisateur et mot de passe sans votre permission. »
J’imagine facilement que l’un des buts principaux de ces déclarations est de dégager Valve de toute responsabilité d’arbitrage au cas où deux personnes auraient initialement convenu de partager un compte ainsi que les jeux présents dessus, avant de finir par se disputer leur utilisation. Ensuite, une recherche rapide montre que la question de l’héritage s’est déjà posée et dérange. J’ai trouvé le sujet abordé plusieurs fois sur le forum de Steam et bien qu’aucun ne donne le fin mot de l’histoire, j’ai vu plusieurs fois les autres utilisateurs recommander à la personne concernée de contacter directement Valve afin qu’un accord soit trouvé, ce qui correspondrait donc à l’« autorisation expresse de Valve » de transférer un compte d’une personne décédée à une vivante.
https://steamcommunity.com/discussions/forum/0/350540974003301631/
https://steamcommunity.com/discussions/forum/25/135511379838645300/
https://steamcommunity.com/discussions/forum/1/490123938441417365/#c490123938441692380
Encore une fois, pourquoi ne pas simplement conserver ses identifiant et mot de passe de façon à ce que la personne qui doit en hériter n’ai qu’à les réutiliser pour elle ? D’une part, c’est une précaution que tout le monde ne prend pas, et d’autre part, Valve peut bloquer un compte Steam si la société estime que quelque chose ne tourne pas rond. Si une nouvelle carte de crédit est utilisée pour acheter un jeu, Valve le saura, de même que si l’adresse IP d’une personne se connectant à un compte change. Le risque est bien sûr assez faible, mais une transmission officialisée par Valve peut permettre de l’éviter totalement. Nous en venons donc à la grande question sur laquelle j’ai tenté de me pencher, et à laquelle je n’ai pas trouvé de réponse : Sachant que Valve reconnait le désir d’une personne de transférer le droit d’utilisation de son compte à une autre personne dans le cadre d’un héritage, et qu’une autorisation est possible, pourquoi le sujet est-il totalement absent de l’accord de souscription ? Un exemple intéressant qui m’a été donné est celui de Second Life, un jeu de simulation de vie alternative (le sujet est immense et j’en resterai là dans cet article). L’accord de souscription n’aborde pas non plus la question de la mort, mais le Wiki du jeu donne une marche à suivre très précise et répond à plusieurs questions :
http://wiki.secondlife.com/wiki/Linden_Lab_Official:Death_and_other_worries_outside_Second_Life
Je ne m’étendrai pas sur le contenu de l’article, mais la démarche semble très encadrée et nécessite de fournir à l’équipe d’assistance technique un faire part de décès, une copie du testament et des papiers permettant d’identifier les personnes concernées. L’aspect important de cet article Wiki est qu’il montre que la question de l’héritage peut être traitée et codifiée et l’est dans les faits. Malgré cela, elle reste un cas à part et n’est pas mentionnée dans l’accord de souscription.
Nous en arrivons donc à une situation que je ne m’explique pas. Les gens qui travaillent chez Valve et sont responsable de Steam ne peuvent pas ignorer cette problématique, mais ils choisissent de la mettre de côté. En 2012 plusieurs articles ont déclaré que Bruce Willis voulait attaquer Itunes en justice afin que ses enfants puissent hériter des musiques qu’il avait acheté. L’information s’est révélée être fausse et probablement issue d’un malentendu quelconque, mais sa propagation me semble indiquer que ce n’est qu’une question de temps avant que la question du devenir des données associées à un compte internet après la mort ne devienne un enjeu important. Plus exactement, je suppose qu’elle se posera lorsque les individus de la génération qui a découvert Steam commenceront à mourir de vieillesse. Steam est apparu en 2003, et en supposant que la moyenne d’âge des premiers utilisateurs était d’environ trente ans, disons que beaucoup de comptes Steam se trouveront sans propriétaires à partir de 2050, ce qui nous laisse tout de même plus de trente ans. D’ici là, je serai surpris si les entreprises comme Valve restent passive à simplement attendre de voir quelle forme prendront les prochaines lois touchant à Internet et au numérique. Il va sans dire que s’il est impossible d’hériter d’un jeu sur Steam, alors ce jeu pourra être revendu par le même distributeur à chaque génération tant que les gens en voudront.
https://www.theguardian.com/technology/blog/2012/sep/03/no-apple-bruce-willis