Scotty GLORY

 

Writer

 

Scotty est un auteur de Bandes-Dessinées et de romans.

LUCIDE

Scotty GLORY

 

 

Quand mes yeux se posent sur les nuances de béton des HLM en vue de ma fenêtre, j’me rappelle une histoire romantique à la con que j’avais lu y’a quelques années. Une nana avait un coup de foudre pour une meuf dans un métro, parce qu’elle n’avait aucune mod physique. Genre, toute rousse avec des tâches de rousseur et des lunettes. La nana de base était sur le cul parce qu’elles vivaient dans une société où tous les défauts étaient gommables : genre, parfaite vision, parfaite peau, lentilles colorées, cheveux iridescents et des muscles infatigables.

Du coup les deux meufs commençaient à se côtoyer, et la rouquine expliquait à l’autre qu’elle était « au naturel » parce qu’elle était allergique aux puces de modifications corporelles. L’autre se sentait con, mais en même temps charmée de voir quelqu’une d’authentique dans ce monde de possibilités esthétiques infinies. Or, la notion de création authentique a souvent été remise en question. J’me rappelle m’être tapé un bouquin de Walter Benjamin et puis tu regardes les romains qui copiaient les grecs mais en low cost c’était de la folie aussi.

Alors qu’on voit tous les robots s’humaniser et les humains se robotiquer, j’me dis bien qu’on ne va pas dans le bon sens : d’un paradigme à l’autre, c’est que deux pôles, un renvoi de balle génétique sans innovation réelle. A la limite, on vivra plus longtemps. Mais pourquoi pas chercher de nouvelles formes de vie durable ?

J’ai envie d’être en ciment et en pierres, composé de matériaux qui ne crèvent pas qu’importe les décennies, les mœurs ou les attaches intimes. J’ai moins envie de fusionner avec mon PC qu’avec une bonne route de campagne qui dure et dure, entourée de champs et de fleurs, paisible au possible.

Enfin bon. Le ciel qui s’couche produit des roses peu rouges mais intenses à en crever l’oeil. Créer des humains cieux, ce serait cool aussi. Je voudrais bien être un vent, une tempête ou une brise ultra douce. J’suis pas difficile, mais rien ne va dans mon sens.

La cafetière gueule l’heure, la température de son jus et les dernières actus du quartier. Je me sers une tasse mais sans vraiment détacher mon attention sur l’extérieur. Quitte à romantiser des sujets polémiques… Pourquoi pas romantiser les défenestré.es ? Passer d’un seuil à un autre : intérieur, extérieur. Plein, vide. Vie, mort. Espoir, abandon. En entier, en morceaux.

Dang, j’suis grochon. J’me fais chier. Ma jambe me gratte, nouée de crampes, et j’ai beau boire tous les litres d’eau du monde elles ne partent pas. Je sens encore l’endroit où l’aiguille a percé ma cuisse et où la testo se faufile sous ma peau. Le prix qu’on paie pas pour être soi-même, istg.

« J’devrais me prendre un bain. » C’est une micro baignoire, la moitié d’une vraie, mais ça dépanne assez pour une semi-séance de relaxation. Ma voix est maintenant assez grave pour qu’au téléphone, on ne m’appelle plus Madame.

Ah merde, j’me suis endormi. L’eau est encore tiède, mais l’odeur de clémentine des bougies a disparu. Je prends une seconde pour me repérer : mon colloc est sur son portable, assis sur le trône des chiottes, en écoutant un truc dans ses oreillettes. Il lève rapidement les yeux vers moi en souriant.

« Je voulais pas que tu te noies, » il explique, « mais j’avais pas le cœur à te réveiller non plus. » Un peu creepy si on se l’avoue, mais on a franchement connu pire. Il rit comme s’il avait entendu mes pensées cet enfoiré, et vient se poser sur le tapis de sol juste à quelques centimètres de moi.

Il est très à l’aise avec le fait que j’sois oklm nu dans mon bain, alors je fais style de ne pas en prendre conscience. On vit à deux dans 50 mètres carré, forcément y’a des concessions à faire. J’ai plus dormi dans son lit que dans celui de tou.tes mes ex réuni.es.

« J’ai une super nouvelle. » J’hoche la tête pour qu’il continue. « J’ai trouvé un plan pour t’imprimer en HD 3D une teub couleur chaire pour 30€, 50 avec les testicules. »

Je réfléchis. C’est l’offre la moins chère que j’ai eu ces derniers temps. Mais je pourrais aussi faire des courses avec cet argent. Il reprend la parole, encore conscient de ce que je pense :

« On peut dire que c’est ton cadeau de Noël en avance ! Ou Hanoucca ou qu’importe, je suis sûr qu’on a au moins cinq potes qui nous fileraient une pièce pour aider.

-- C’est qui ce « bon plan » ? C’est légal ?

-- A ce prix-là, déconne pas. C’est une meuf qui bosse pour une prod de sex-toys qui se fait du black pour les fins de mois en proposant ses services aux FTM.

-- Tu l’as trouvée comment ? » Je plisse les yeux car ça semble trop beau pour être vrai.

L’eau commence à être inconfortablement froide autour de moi. Mais je ne veux pas sortir devant lui. Je serre les dents.

« Te fous pas de moi… Mais j’l’ai trouvée sur Tinder. On a matché mais de fils en aiguille on est venu.es à parler de toi et elle m’a proposé le deal.

-- Ton bon plan c’est ton plan cul ?

-- Nah, pour le moment c’est plus une connaissance. Limite une pote, c’est tout. » J’me sens un peu soulagé, mais j’ose pas m’avouer pourquoi.

« OK. Tu vas me donner tous les détails que t’as sur le plan, mais d’abord tu vas dégager pour que je sorte de ce bain glacé !

-- Awww t’osais pas sortir devant moi, poussin. Trop mims. OK j’t’attends dans la cuisine avec le kawa. Prépare-toi à être hyped de fifou. »

Il sort et j’expire tout ce que j’ai de contenu en moi. J’ai envie d’être emballé par la nouvelle, mais je préfère être surpris que déçu. C’est pas la première fois qu’on tomberait sur un faux bon plan : la semaine dernière encore, un gars sur leboncoin avait essayé de nous vendre des hormones pour chevaux. Heureusement qu’on a vérifié sa présence en ligne, on est direct tombé sur une de ses pages deep web d’élevage et de ventes de morceaux de bêtes rares. (On lui a niqué son mot de passe, maintenant il n’a plus accès à aucun de ses comptes et on a envoyé son adresse postale à des militants écolos pour lui apprendre le respect.)

J’arrive dans la cuisine, où tout sent à présent le café et la tartine grillée. J’ferais bien péter une fenêtre pour aérer, mais à cette hauteur on n’a le droit d’ouvrir que de sept à neuf heures du mat, lors des surveillances de la gendarmerie. Alors je tolère l’odeur.

Je glisse dans la chaise face à lui – qui est toujours sur son portable, un air ennuyé sur le minois, tapotant vite sur son clavier.

« Qu’est-ce qu’il se passe ?

-- L’encryptage de mon mot de passe a été fragilisé dans la journée et j’essaie de voir quel.le merdeuxse a essayé de me couiller.

-- C’est peut-être le gars du bon coin qui cherche à se venger ?

-- T’as vu ces mots de passes ? Il savait simplement hasher ses données, stp sans salts j’te l’ai cassé en deux secondes.

-- C’est peut-être la nana de Tinder.

-- J’vois pas pourquoi. » Il répond sur la défensive, mais il reprend direct : « Je vais quand même vérifier au cas où. »

Je pique un bout de brioche que je trempe dans mon bol chaud. Les petits dej’ le soir sont mes préférés. Des fois c’est par manque d’argent ou de temps, mais parfois c’est aussi par pur plaisir. La nuit est tombée en entièreté sur les peaux cimentées des bâtisses dans les nuages, mais les bruits continuent et jamais on ne s’ennuie – ni nous ne nous reposons.

J’entame ma deuxième tranche alors qu’il reprend la parole :

« Elle ne me dit pas clairement que c’est elle qui a forcé mes pare-feux, mais elle dit pas non, non plus. J’crois qu’elle a voulu nous tester au niveau confiance.

-- Hmmm… Qu’est-ce que ça nous apporterait d’aller cracher ses activités illégales à ses boss ?

-- Peut-être qu’elle voulait être sûre qu’on soit trans.

-- Elle avait qu’à demander.

-- Mais genre des vraies preuves.

-- Ugh, j’ai même pas envie de me donner la peine si elle se comporte commass. »

Il hoche les épaules. Je continue de mastiquer, pas gentiment, car il m’a gonflé avec cette meuf. Je sais pas. Il devrait comprendre que j’en ai marre d’allonger preuves sur preuves comme si j’étais en examen criminel depuis dix ans.

« Je vais me coucher. On verra ça plus tard. »

Avec le taux de caféine dans mon sang, c’est pas gagné de trouver le sommeil mais j’suis drama queen -- ou king -- depuis longtemps, alors ça ne changera jamais.

La dernière mode entre amoureux.ses c’est de se confier son mot de passe. Y’a une époque où s’échanger des bracelets ou partager un tatouage suffisait, mais maintenant y’a des gens tellement in love qu’iels confient leur vie virtuelle entière dans les mains d’un tiers.

Même sur mon testament je mettrais jamais cette merde. Rien que d’y penser j’ai la flippe…

Je regarde mon plafond comme tou.tes les autres clichés l’ont fait avant moi, car c’est probablement une des images les plus partagées de toute l’histoire de l’humanité : en pleine réflexion ou sur son lit de mort, celleux qui auront regardé droit devant elleux ont partagé un moment privilégié. J’aimerais aussi qu’on romantise les plafonds.

J’fais péter un xanax pour dormir. Mes yeux se ferment et je force le sommeil à me prendre, parce que je n’ai franchement rien d’autre à foutre.

 

J’me réveille au bruit de poings tapés contre ma porte. J’ai peur, mais voir la nuit briller à travers mes vitres me calme rapidement. Je crie :

« Quoi ? » Autant être direct. J’étais bien dans mes draps, inconscient, sans angoisse.

« J’peux entrer ? Tu dors pas ?

-- Plus maintenant non, face de cake. »

Il entre, un peu penaud. Si y’a bien quelqu’un.e qui réfléchit pas assez que nécessaire :

tadah, le voici en chair et en os. Il vient se caler sur mon tapis de sol, en rappel à la position qu’il avait pris dans la salle de bain avant. Je regarde l’heure, je m’ennuie, puis je le regarde.

Ses cils sont longs – et faux – ses cheveux sont bleus clairs, légèrement brillants – des implants – son nez plus pointu qu’un X-acto – mod chirurgicale de notre pote Baptiste – et ses lèvres extra plumpy – merci aux cosmétiques Fenty. J’sais pas, son profil m’émeut toujours vachement quand il ne me regarde pas. Si j’étais honnête avec moi-même, je me dirais bien ce qu’il en retourne… Mais pour le moment, j’ai pas le temps de me laisser aller à ce genre de conneries romantiques.

« J’suis désolé pour tout à l’heure.

-- T’inquiète, moi pareil. J’suis grognon depuis ce matin, c’est pas une fun journée.

-- J’comprends. Pardon quand même. »

J’aime pas cette ambiance. Je cherche sa main et la prend dans la mienne. Il me sert fort, alors je fais pareil.

« Je veux juste qu’on aille pour le mieux.

-- Dans le meilleur des mondes, je sais Candide. C’est gentil que t’essaie de me trouver des plans. Mais t’as pas besoin de te prendre toujours autant la tête.

-- Si, si parce que ça me tient à cœur. » Il remet son regard sur moi et je m’en veux pour chaque seconde où je n’ai pas cru en lui. « J’en ai marre qu’on se tape des voitures volantes et des trajets d’fusée à moins de mille balles alors qu’y’a toujours pas de traitements free pour toi. J’en ai marre d’être entouré de robots mais que dès qu’on veut te trouver un binder ou une bite au rabais, y’ait plus personne.

-- Eh, ça me frustre aussi. Je comprends.

-- Y’a rien qui change malgré que tout change. Tu vois ?

-- Ouais… je vois.

-- Bah c’est injuste et ça me gonfle. Tu mérites mieux. »

On vit dans une ère où on ne peut plus discerner les étoiles des satellites dans l’orange de la nuit. Ça reste un spectacle toujours magnifique, tant que ça brille ça donne de l’espoir.

La voisine d’en face tape sur les murs pour que le couple d’en haut baisent un peu moins fort, les gamins du vingt-sept et vingt-huitième étages pleurent en chœurs, mais dans ma chambre, rien ne transpire. Rien ne se dit. C’est agréable…

« On mérite tou.tes mieux. » Je finis par dire. Il acquiesce, me fixant étrangement.

C’est probablement le commencement de quelque chose, ou tout simplement une suite logique que je n’ai pas vu venir. Tout ce que je sais, lorsqu’il m’embrasse, c’est que les murs tremblent et les couleurs se mêlent dans ma tête pour me laisser ébahi par la force avec laquelle on persiste à vivre, malgré toutes nos emmerdes.

 

 

Scotty GLORY