Jacques LAFON

 

Théoricien

 

Après une carrière de professeur à l'EESI d'Angoulême...

La porte cochère

Jacques LAFON

 

 

 

Derrière une porte cochère, un cartable abandonné le temps d’une séance de cinéma. Celui d’Antoine Doinel.

 

Il faut bien entrer par quelque part. Une porte cochère fera notre affaire. Fermée par deux grands battants de bois, dont l’un est découpé d’une porte-guichet pour laisser le passage aux piétons, les jambages protégés par des chasse-roues de fonte, la porte cochère a une mine renfermée qui dissimule en vérité un passage tout à fait hospitalier. En poussant la porte-piétonne, François Truffaut pouvait cacher son cartable pour jouer les 400 coups, les passants s’abriter de la pluie, les fugitifs reprendre un instant leur souffle ou les amants se retrouver. Les actrices de la nouvelle vague, affirme Anna Karina, se changeaient là. Mes parents encore jeunes gens le faisaient aussi avant d’aller danser. On dit même qu’Edith Piaf serait née à l’abri d’une de ces portes à Belleville. Et les flâneurs y venaient découvrir la part secrète de la ville, une cour intérieure, un jardin caché, un entrelacs d’ateliers, un pavillon perdu au sein des immeubles. Une porte cochère, c’était un morceau d’un rêve que la marchandise n’avait pas entamé, une forme d’hospitalité urbaine un peu à part des boulevards, un peu à part du commerce.

 

Pourtant, certains voulurent que le passage restât secret, que la porte fût la frontière qui séparait le commun, dehors, de la propriété, dedans, qu’en définitive il n’y eût pas de passage, pas de passe possible entre les murs privatifs. Ces maisons firent donc garder la passe. On aménagea, sous la voûte, la loge d’un gardien. Pour pénétrer les parties habitées de l’immeuble, il fallait s’annoncer. Dire son nom si l’on était résident, ce que l’on venait faire si l’on était livreur ou invité, et parfois mentir un peu, crier en passant assez vite devant la loge : « Je livre des fleurs à Madame Machin au troisième » alors qu’on allait voir sa copine sous les toits. Il fallait des permis de passage, des paroles pour laissez-passer, des mots de passe. Aujourd’hui, à part pour un magasin bobo, une galerie d’art ou un cabinet médical, peu de portes cochères s’ouvrent aux promeneurs. Puis, on a remplacé le gardien par un système automatisé, le digicode1: on doit maintenant écrire un code sur un clavier numérique qui commande une gâche électrique. Parfois, il suffit d’un badge Vigik2, une puce qui communique sans aucun contact les chiffres du sésame. C’est un progrès, sauf peut-être pour la vielle dame, parce que le concierge lui montait ses courses. Du coup, elle a déménagé en banlieue et n’a pas eu sa place au cimetière du Montparnasse. Puis les chambres de bonnes ont été rachetées par un jeune trader qui les a aménagées en appartement.

 

"Le mot de passe est la parole secrète et convenue qu’il faut dire pour être reconnu et passer par un endroit gardé."

 

Le mot de passe, c’est une parole de militaire. On s’en serait douté, le concierge avait été adjudant ou bien gendarme. Le mot de passe est la parole secrète et convenue qu’il faut dire pour être reconnu et passer par un endroit gardé. De manière plus générale, il permet aux membres d’une société secrète, d’une communauté marginale, minoritaire ou opprimée, de se reconnaître et d’indiquer leur appartenance au groupe. En fait, le mot de passe est double. Il y a le mot d’ordre, la sommation décidée que lance la garde : « Qui vive ? Qui va là ? » ou le grognement du concierge : « Qu’est-ce ? » Il y a le mot de ralliement qui lui répond : « Livraison pour Madame Machin ». Quand un digicode remplace le gardien, le clavier sert de sommation. Le voir exige du passant une réponse chiffrée. Le capteur du Vigik agit de même. On peut probablement ouvrir les portes cochères avec un téléphone comme on le fait pour certaines voitures ou pour accéder au TGV. Même avec une puce NFC, invisible, il faut pourtant un signe, une image, pour demander le mot de passe : un autocollant avec une pomme noire mordue sur fond blanc et le mot Apple Pay, par exemple. De fait, les chiffres du digicode ou ceux qui permettent l’usage du téléphone sont des mots de passe. Ils ont perdu leurs voix, ce sont des paroles muettes, parfois même seulement des images ou les gestes traçant des images invisibles. Le mot de passe d’un groupe oppressé sera, de même, une manière de parler, de bouger, de se camper ou de se vêtir, brandie comme un étendard invisible aux autres ou parfois les provocant, selon des stratégies procédant de l’art de la guerre.

 

Nous avons différentes mémoires. On peut se souvenir d’une chose comme une mélodie ou comme une suite temporelle. C’est ainsi dont on se rappelle de la plupart des mots de passe. Pour lui, le code d’accès est une date de naissance, mais pour son amie, c’est l’initiale de son nom de famille parce que, coïncidence fortuite, la disposition des chiffres en forment la lettre. En 1995, les développeurs d’un logiciel de dessin pour les architectes avaient compris l’intérêt d’un code strictement visuel. Les architectes pouvaient — ils le peuvent encore — piloter le logiciel en dessinant à l’écran des signes convenus : les Strokes. La documentation explique :

 

Pour donner des ordres à sa machine, il existe trois méthodes : cliquer et dérouler des menus, cliquer sur des icônes, taper une touche sur le clavier. Nous en avons inventé une quatrième : dessiner ses propres signes à l’écran avec la souris (un “trait” diagonale pour appeler la “vue en perspective”, un “s” pour “l’homothétie”, par exemple)3.

 

« Ce qui devait se passer dans la toile n’était pas une image, mais un fait, une action. »

 

Il faut bien lire le mot anglais employé : Stroke. Il désigne un trait de crayon ou la touche d’un pinceau. Roy Lichtenstein a peint, avec une minutie et une certaine ironie, une série de tableaux qui portent cette légende, BrushStroke. La facture est académique parce qu’elle privilégie le dessin sur le coloris et suit la séquence traditionnelle : les esquisses, la maquette, la mise aux carreaux, le dessin puis la couleur. Mais l’artiste recherche un effet mécanique proche de l’image imprimée. Il reprend pour la mise en couleurs les moyens de l’imprimerie, la trame typographique, et les méthodes de la peinture industrielle, les masques. La subversion des BrushStrokes n’est intelligible qu’à condition de connaître la peinture des aînés de Lichtenstein, l’Expressionnisme Abstrait dont Harold Rosenberg écrivait : « Ce qui devait se passer dans la toile n’était pas une image, mais un fait, une action. » Pour Rosenberg, ce qui faisait la peinture, c’était ce qui dévoilait l’artiste — son tempérament disait auparavant Émile Zola — et que les Beaux-Arts reconnaissait dans la touche de peinture.

— Je trouve sur ce point, Sweetwater d’Edward Rusha bien plus corrosif4.

— D’accord. Mais les BrushStrokes s’ajustent à notre propos de façon plus pertinente. Il y a les espaces lacunaires des trames typographiques qui répondent à ceux du numérique et, il faut nous en souvenir, le fait qu’un stroke est la marque d’un geste. Or Google a proposé en 2012 un concept analogue aux strokes de 3D Turbo. Le logiciel Android propose également de solliciter la mémoire visuelle et le geste pour déverrouiller son smartphone, en demandant de dessiner une figure, le trajet du doigt sur un carré magique constitué de neuf cercles.

— L’Action Painting pour tous, en quelque sorte !

Ne persiflez pas ! La porte cochère était la marque d’une frontière que l’on pouvait traverser, celle d’un refuge non désiré mais possible. Celle avec gardien ne devient pas pour autant infranchissable parce qu’elle ouvre sur une dimension humaine. Le passage est accordé parce qu’il y a un dialogue, si restreint qu’il soit. On peut parler avec le concierge, discuter ou négocier avec lui, on peut aussi le tromper. L’hospitalité de la porte cochère n’est pas anéantie, elle subsiste. Mais en l’absence de gendarme, l’échange prend une forme nouvelle. Si c’est encore une conversation, ce n’est plus expressément un dialogue. Pour cela, deux personnes ou deux groupes de personnes doivent s’entretenir. Le dialogue affronte deux paroles séparées. Par extension métaphorique, deux systèmes informatiques ou deux robots peuvent dialoguer. De fait, ils utilisent un même langage, en quelque sorte, un même logos. Cependant, la métaphore est maligne puisqu’elle nous incite à penser la machine comme une personne. Or la machine n’est pas véritablement une personne parce que son logos diffère de celui d’une personne. C’est indubitable pour le digicode. La personne devant la porte cochère converse bien avec lui. Cependant, en obéissant à l’injonction de révéler le mot de passe, la personne échange avec la machine selon une raison médiane entre les facultés humaines et celles artificielles de celle-ci, précisément selon une traduction. Les chiffres et la figure géométrique du mot de passe appartiennent au lexique humain mais le mot de passe lui-même, au lexique de la machine. Dans ce lexique, il n’y a pas le concept d’hospitalité parce que s’il est incorporé depuis des millénaires dans l’architecture et le langage humain, on a jamais songé à l’insinuer dans le mouvement des horloges qui cadencent le travail ouvrier ou les processeurs contemporains.

 

"En obéissant à l’injonction de révéler le mot de passe, la personne échange avec la machine selon une raison médiane entre les facultés humaines et celles artificielles de celle-ci, précisément selon une traduction."

 

Le Ministère de la Culture organisa en février 1988 une formation ayant pour sujet la synthèse d’image 3D au laboratoire des Arts Déco. Le stage s’appuyait principalement sur un logiciel nommé Volume développé par l’école. Dans un coin du laboratoire, il y avait un système un peu ancien : une console cavalier pilotée par une sorte de table à dessin. La console était un très gros oscilloscope avec deux couleurs : un fond sombre indéfini et un ensemble de trait lumineux jaunâtres. Quand on déplaçait l’extrémité du parallélogramme articulé, un faisceau d’électrons reproduisait exactement le geste que l’on venait de faire. C’était toujours du dessin vectoriel. Chaque fois que l’on dessinait un trait, une sorte de scratch effaçait l’écran avant de restituer le dessin complet. C’était plaisant parce le dessin était analogue au geste, mais très vite fastidieux parce que très lent. Volume avait donc été déplacé sur des écrans rasters, c’est-à-dire des écrans entièrement constitués d’une matrice de points5. Alors que la console cavalier est vide tant que l’on n’a pas dessiné, l’écran raster est déjà rempli ne serait-ce de points éteints, donc de couleur noire. Entre les points, il y a des lacunes, évidement. En fait, il y a toujours davantage que les points éteints : les menus, les champs du login ou l’invite des lignes de commande exigeant un nom d’utilisateur puis un mot de passe. On démarre toujours, même dans les cas des lignes de commandes, avec une image prête à converser, une image qui joue au gardien ou bien au digicode de la porte cochère. Toutefois, l’image a renforcé la serrure. Le gardien ne demandait qu’un seul mot, votre nom. Le digicode se contentait d’un mot de passe. L’ouverture de session (login) exige votre nom — parfois un surnom – ainsi qu’un mot de passe. Avec un smartphone, la situation devient ambiguë. Le français soutient que c’est un code. Toutefois, l’anglais informatique dit PIN, Personal Identification Number, donc un nombre ayant valeur de nom et de mot de passe.

 

Les cessions existaient parce que les machines étaient des terminaux reliés à un seul ordinateur (mainframe). Les différents travaux devaient avoir leurs espaces propres. Nous ouvrions nos portes cochères sur des cours personnelles dans un édifice commun. C’était une chose que l’on pouvait ressentir physiquement. Nos objets 3D se redessinaient avec moins de réticence, plus rapidement, quand la Bibliothèque Mazarine était close. L’ordinateur central y était situé et assurait d’abord le service de ses bibliothécaires. Les plus enthousiastes d’entre nous restaient aux heures des repas et tard dans la soirée à cause de cela.

 

"L’ordinateur personnel devait permettre d’acquérir une liberté que nous refusaient les ordinateurs centraux. Mais le rêve pavillonnaire où chacun possédait sa porte cochère demandait sournoisement une contrepartie."

 

À la fin, on nous montra un ordinateur personnel gonflé de circuits supplémentaires. Il faisait tourner Cubicomp, l’un des premiers systèmes 3D complet sur micro-ordinateur, diffusé en France à partir de 1985. La société Fantôme (Renato, Jean-Yves Grall, Georges Lacroix), entre autres, avait trouvé une manière pertinente de l’utiliser. Son animation Sio Benbor (1987) se riait avec désinvolture et finesse des productions des grands laboratoires informatiques et participa à inventer la French Touch. On nous montra encore, comme un jouet, un Macintosh avec un tout petit écran noir et blanc, et une souris, et un logiciel 3D6 qui rendait les volumes par des ombres tramées. Ces images échappaient aux codes du 3D pour se réfugier dans une manière d’impression. Le Personal Computer et le Macintosh devaient changer une situation : plus d’autorité centralisée définissant des noms d’utilisateur, des mots de passe, assignant des territoires, partageant des ressources. Chacun possédait son petit pavillon qu’il aménageait comme bon lui semble sans se soucier d’un regard surplombant. En basculant un interrupteur, la machine chantait, l’écran s’illuminait d’un sourire et nous voilà dans un univers graphique que l’on conduisait par gestes avec la souris. Steve Jobs vantait son personnel computer, le Macintosh, avec un film publicitaire qui associait les systèmes « unité centrale et terminaux » au « Big Brother is watching you7 » du livre de George Orwell. L’ordinateur personnel devait permettre d’acquérir une liberté que nous refusaient les ordinateurs centraux. Mais le rêve pavillonnaire où chacun possédait sa porte cochère demandait sournoisement une contrepartie. Il avait fallu aménager des routes, des lotissements viabilisés, des VRD, des voiries et réseaux divers. L’Internet devait assurer les communications entre les portes cochères, entre elles et avec les magasins.

 

Wim Wenders a réalisé en 1991 un film, Jusqu’au bout du monde (Bis ans Ende der Welt) où il explorait le monde et les « nouvelles » images. L’action se déroule en 1999. Il y a beaucoup d’écrans dans les espaces habités. Un homme parcourt le globe avec une caméra pouvant enregistrer non pas le paysage vu mais ce que l’homme voit et ses rêves. Une femme et un détective le poursuivent à l’aide d’un programme de tracking type GPS, The County Bear, et d’un petit ordinateur mobile auquel le Nokia 9000 Communicator de 1996 ressemble un peu. Toutefois ce type d’objets évolua vers une simple plaque de verre. L’Apple iPhone, dit-on, aurait causé une disruption en 2007 dans la pensée du design et de l’économie de ces objets. On les appellera smartphones.

 

On pense trop facilement que les smartphones ne sont que des téléphones auxquels l’industrie a agrégé des capacités nouvelles et pratiques. En France, on exprime cela en traduisant smart par intelligent. Ces objets seraient des téléphones intelligents. Ils ont mille ruses pour faire le County Bear.

 

— Cette intelligence, que les GAFA8 nous promettent bientôt artificielle ?

 

— Ah non, c’est mal connaître l’informatique. Les smartphones seraient plutôt des PC de poche (pocket PC) que l’on a habillé en téléphone. Techniquement, c’est presque la même chose. La puissance de calcul d’un smartphone est mille fois supérieure aux ordinateurs des premières fusées spatiales. Presque, parce que les PC ne sont pas équipés des mêmes capteurs que les smartphones.

 

Avec un air moqueur.

 

— Et si les smartphones étaient les enfants des cartes bancaires ?

 

En fait, la Commission d’enrichissement de la langue française a vu plus clairement la chose en proposant deux traductions de smartphone. Ordiphone est alphabétiquement la première. Elle répond à la doxa qui perçoit l’objet comme la convergence de l’ordinateur et du téléphone. Cependant, pour la compréhension du mot, le lecteur est renvoyé à la seconde traduction : terminal de poche9. Ce mot, terminal, pointe en revanche qu’il ne s’agit pas d’un ordinateur personnel, notre petit pavillon ou notre voiture perso mais au contraire l’organe d’un système plus ramifié, plus centralisé permettant la communication avec une unité centrale, précisément le Big Brother que la jeune femme renversait dans la publicité de Steve Jobs.

 

— Tu sais que les système mainframe ne sont plus utilisés que par les très grandes entreprises, les banques, les compagnies d’assurances, les compagnies aériennes, etc. On tend à leur préférer les centres de données (ou les fermes de données, Data Centers) où un grand nombres d’ordinateurs coordonnés entre eux agissent en serveurs au lieu d’une unité seule centrale…

 

Le narrateur l’interrompt.

 

Le mot serveur cache mal une autorité centralisée. Il donne l’illusion qu’il y a une réponse à une requête du même type que « Garçon, apportez-moi, s’il vous plait, un café ? » D’ailleurs, on dit que c’est un système client-serveur. Mais que signifie ce mot : client ? Qui se souvient que dans la Rome antique, seuls les gentes décidaient démocratiquement, et que les clients dépendaient entièrement de la famille à laquelle ils étaient attachés ? Le pater familias avait une autorité totale sur sa famille et sur la clientèle associée à sa religion. Il était le patron du client. Dans ce sens, être client d’un serveur signifie être soumis à celui-ci. De fait, le serveur décide de l’existence du client dans le monde informatique en acceptant son login, juge de ses actes (certaines requêtes sont interdites, la nudité par exemple), l’exclut de toutes les décisions le concernant, d’une certaine manière le protège et, comme le modèle romain, le fait travailler pour lui.

 

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Note :

1. Un terminal de poche combine, entre autres, certaines fonctions d’un téléphone portable, d’un assistant électronique de poche et d’un baladeur.

2. Les noms de marque tels que “ Blackberry ” ou “ iPhone ” ne doivent pas être utilisés pour désigner de façon générale ces appareils. » JORF n°0300 du 27 décembre 2009 page 22537, texte n° 70.

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Doctement.

 

— Julien Prévieux explique cela dans un de ses petits films, Anomalies construites10. Durant un long travelling sur des écrans d’ordinateurs délaissés et affichant des espaces de travail 3D vides, deux monologues. Deux utilisateurs du logiciel de modélisation gratuit Google SketchUp parlent de leur expérience. Le premier enthousiaste parce qu’il est devenu un créateur reconnu par la communauté internet. L’autre beaucoup plus incrédule, parce que ce travail n’est en définitive pas payé. « Je crois, dit-il, que cette fois on s’est vraiment bien fait avoir. Tout était tellement bien foutu, c’est ça, tellement bien foutu, qu’on ne savait même plus qu’on travaillait quand on travaillait. C’était encore mieux qu’avant, bien plus réussi parce qu’on prenait vraiment du plaisir à le faire ou qu’on ne savait même pas qu’on le faisait… » Il évoque ensuite comment les captchas, sous prétexte de se défendre contre des robots malveillants, permettent d’améliorer manuellement en quelque sorte, les programmes de traduction ou d’intelligence artificielle. Ce que les AI et leurs programmeurs ne savent pas faire, on demande aux êtres humains de le faire gratuitement avec la seule satisfaction de participer à l’intelligence collective ou en les payant extrêmement peu11.

 

Le narrateur, amusé.

 

Je crois que c’est ce qui m’arrive ici, et assez souvent. Le Turc Mécanique n’est pas seulement l’invention de Johann Wolfgang von Kempelen ou d’Amazon, mais une ruse assez généralisée laissant ou voulant croire à des machines intelligentes tandis que les utilisateurs travaillent à leur place. Nous avons oublié que smart ne signifie pas intelligent comme le suggèrent les traductions françaises mais futé ou bien élégant. Les utilisateurs d’iPhone ont reçu récemment une note le confirmant : « Avec iOS 11, l’iPhone et l’iPad deviennent tellement malins qu’ils apprennent à votre contact. Ils sont si performants qu’ils n’ont de cesse de personnaliser leurs services. Vous deviendrez tellement complices qu’ils répondront à vos attentes avant même que vous ne les formuliez. »

 

Un autre.

 

— Et c’est vrai ! J’efface de temps à autre l’historique de Safari, sans paranoïa, juste pour y voir plus clair. Bien sûr, quand je veux commander des billets de cinéma, le site ne me reconnait plus automatiquement. Me voilà devant dire au gardien un nom et un mot de passe. Le nom est une adresse mail. Avec un prénom et un nom très commun, je n’ai pu obtenir une adresse qu’avec la seule première syllabe de mon prénom : jac. Syllabe que mon complice prévoyant s’empresse de corriger en bac, sac, lac sans que j’y prenne gare. Quand le gardien refuse l’accès, c’est le mot de passe que j’accuse. Après quelques essais, je demande qu’on me le change et accepte la suggestion de l’ordinateur dont je ne me souviendrai jamais mais que lui connaîtra. Entretemps, ayant corrigé le login, j’ai résolu des captchas. J’ai reconnu des voitures et des panneaux de

signalisations, deux fois chaque fois, au cas où je serai un Deep Dreamer, je suppose. En fait, la porte cochère que j’avais franchie ne passait plus dans ma cour intérieure, je n’étais plus chez moi. J’étais client d’une autre patria potestas.

 

Le narrateur reprend le fil.

 

Les mots de passe en devenant transparents ne capturent pas seulement nos désirs par des paroles et des images. Ils traquent aussi nos gestes.

 

En 1994, William Forsythe et le ZKM (Zentrum für Kunst und Medientechnologie Karlsruhe) s’associaient pour réaliser une installation informatique interactive à l’intention des écoles et des compagnies de danse. Le projet a été édité en Cdrom avec le titre : William Forsythe : Improvisational Technologies : A Tool for the Analytical Dance Eye. L’artiste décrit son langage chorégraphique en réduisant les gestes à des mouvement élémentaires : une ligne, un arc de cercle, etc. Il ne s’agit pas comme l’avait tenté Rudolf Laban de noter la danse mais bien de danser. C’est pour les chorégraphes, les danseurs et les amateurs, un langage où les unités discrètes s’articulent afin de constituer l’équivalent des mots, les mots en phrases, les phrases en l’expression de sentiments ou de pensées. Soixante vidéos montrent Forsythe ou des danseurs du Frankfurt Ballet exécutant d’abord des gestes simples, puis des associations de plus en plus complexes. Les trajectoires des extrémités des membres sont dessinées en surimpression afin de percevoir le mouvement élémentaire. Pour nous, dans le cadre de notre conversation, Improvisational Technologies démontre à l’inverse la possibilité de traduire tout geste expressif, même le plus violent ou le plus spontané, par une suite temporelle de dessins élémentaires, des droites, des arcs de cercle. Or, dès l’origine, l’interactivité numérique s’est développée en comptant sur les gestes. On piégeait ces derniers avec la souris, pour les ordinateurs personnels et avec le Data Glove12, pour les premiers systèmes de réalité virtuelle. Les deux périphériques étaient représentés dans l’espace numérique par une main : l’icône n°5 d’Hypercard13 ou le ‘cursor:pointer’ des CSS pour le bureau virtuel ; une main 3D pour la réalité virtuelle. « La main qui flottait dans le monde virtuel était plus qu’une simple main. C’était moi14 », écrit un journaliste spécialisé en 1991. Elle permet les déplacements du sujet, les choix en pointant l’index. Rappelezvous, maintenant, que ce même doigt avait dessiné un mot de passe sur un clavier pour ouvrir la porte cochère.

 

Myron W. Krueger, un pionnier de la réalité virtuelle, distinguait les gestes que l’on peut traduire par similitude dans l’espace virtuel de ceux transcrits par convention car ils correspondraient dans l’espace réel à une activité jugée irréalisable : « Marcher peut être la même action dans l’espace réel et dans celui qui est simulé, toutefois, si vous voulez monter un escalier, ou si vous désirez voler, quelle que soit la manière que vous choisirez pour le faire, ce sera irréaliste. Un geste simple, comme pointer le doigt dans la direction où l’on veut aller, est commode pour travailler actuellement mais sans émotion. Pour voler, ce serait mieux d’écarter les bras comme le ferait un enfant.15 » Superman, lui, tend le bras, le poing fermé. On le trouverait moins super s’il volait comme assis dans un fauteuil ou en battant des bras. Rien, sinon l’opinion, ne permet de trancher entre le geste de Superman et celui de l’enfant, ni de savoir précisément lequel contiendrait davantage l’émotion du vol. Détachés de toute fonctionnalité réelle

— en apparence puisqu’ils déclenchent tout de même l’ordinateur —, ces deux mouvements sont des signes destinés à la fois à notre perception et à celle artificielle et simulée de la machine. Librement choisis, ce sont des symboles rigoureusement interprétables. Le héros du Grand bleu émerge avec le même geste, ce qui suppose une convention tacite décidant qu’un homme tendu, un seul bras levé et les pieds libres, signifie vers le haut (et non pas : mort aux vaches ! les pieds sur terre).

 

Conventionnels ou non, ces gestes ne sont pourtant pas communs. Depuis les time and motion studies de Frank et Lillian Gilbreth, ou leurs développements par Frederick Taylor, les industries se les approprient. Julien Prévieux collectent les brevets déposés sur les gestes. Certains sont associés à des appareils qui n’existent pas, n’ont pas existé ou n’existeront pas. À partir de cet inventaire, l’artiste crée pour des danseurs, des chorégraphies abstraites et sensibles. Elles dénoncent la razzia sur nos mouvements pour les revendre en marchandises. Myron W. Krueger soutenait encore la liberté des gestes face à la machine. Il disait : « Pour interagir avec des images, l’homme doit se sentir libre de ses mouvements, donc être dépourvu d’appareillages (câbles, casque, etc... ) qui puisse entraver son comportement naturel.16 » Mais c'est l'inverse qui s’est produit. La technologie prescrit toujours plus les gestes communs : tendre le bras et sourire pour faire un selfie, écarter les doigts pour agrandir l’image ou un pincement pour la réduire, tourner un doigt autour de l’autre comme un compas pour faire pivoter une photo, par exemple. L’installation de Jeffrey Show, The Golden Calf17, nous a fait voir cette inversion de la maîtrise, ce retournement de la patria potestas par l’interactivité.

 

Sous un lustre hollandais suspendu au milieu d’une chambre circulaire, il y avait un banal socle peint en blanc. Posé dessus, un écran transparent à cristaux liquides reliés à un mini-ordinateur par des câbles. Aujourd’hui, ce serait une fine plaquette et un câble antivol. En soulevant le verre à plat avec les précautions qu'on octroie habituellement à un plateau chargé de tasses de thé, quelques formes triangulaires sombres et mouvantes apparurent comme un effet charmant des transparences qui s'opacifiaient. En l’éloignant du socle, les fantômes obscurs glissaient vers le bord et disparaissaient. Mes mouvements créaient un ballet de quatre choses noires qui fuyaient obstinément à chacune de mes tentatives d’aller survoler autre chose que le socle. Mais, en inclinant le verre, en le tenant à bout de bras presque verticalement, les quatre formes noires se fondirent rapidement en une seule qui me sembla creuse. Puis cette forme devint une chose brillante que je reconnue, le Veau d’Or ! Je distinguais en m’en approchant les reflets lumineux des fenêtres de la rotonde et le lustre hollandais. L'animal était visible de tous les côtés, il suffisait de me placer à l’endroit voulu en tournant autour, tel que je l’aurais fait devant une statue réelle. Je regardais un socle vide et je voyais dans le verre l’idole pour laquelle les femmes avaient donné leurs pendants d’oreilles et les hommes vingt-trois mille frères et amis. Le veau de synthèse ordonnait la danse de mon regard comme s’il avait été devant moi. Chaque mouvement que je faisais, chaque position occupée sollicitait le modèle numérique, l’activait, l’actualisait et l’obligeant d'un nouveau calcul, commandait son rafraîchissement dans une nouvelle perspective. L’image à son tour m’affectait comme si elle était la chose même et m’emmenait dans une gigue dont j’eus conscience plus tard en observant d’autres spectateurs.

 

Ainsi, lorsque vous gambillez devant l’idole numérique, vous rejouez les farandoles des Hébreux, pensez au tableau de Poussin, par exemple. Remarquons qu’à l’instar de vos doigtés sur le digicode, c’est surtout un mot de passe dansé : votre pantomime ouvre votre accès à l’algorithme informatique et en actualise les potentialités. Un smartphone agit de même sur vous, parce que « désormais, votre visage devient votre mot de passe18 » pour le déverrouiller ou régler vos achats. Pour cela, vous avez donné une carte 3D de votre minois à la machine en exécutant pour elle un pas de face. Il ne s’agissait pas de se pavaner sans retenue mais de faire une figure de danse. Un smiley vous avait montré la chorégraphie : regarder de face, relever le menton en tournant le visage à droite, baisser le menton en tournant la tête jusqu’à la position de face, tourner la tête à gauche en relevant le menton pour revenir de face. Cette suite patentée était le premier mot de passe. Le deuxième, la carte tridimensionnelle faite des trente mille points qui permettent la reconnaissance faciale et l’ouverture du terminal de poche. Là, quelques pas gauches, des entrechats du museau sont encore permis puisque l’ouverture ne dépend pas d’un point de vue fixe. Et parce que le terminal de poche est « tellement malin qu’il lit votre regard » et ne s’active que lorsque vous le regardez, parce « qu’il analyse plus de cinquante mouvements de muscles différents » de la face, la danse est toujours là, une danse qui ne compte plus ses pas mais ses mimiques, une danse déjà codifiée « pour prêter les expressions de votre visage à douze Animoji19 (…) le panda, le cochon, voire le robot, qui sommeille en vous ». Pour préserver longtemps ce pas de deux, votre partenaire sait apprendre et s’adapter à vos changements, vos humeurs, votre fatigue, une barbe, du rouge à lèvre, des yeux cernés… grâce à l’intelligence d’un réseau neuronal… Smart and clever ! Non ?

 

Le Veau d’Or avait un mouchard qui, tapi au bord de l'écran, épiait le moindre des gestes en relevant à intervalles réguliers la position et l'orientation de la tablette. Krueger avait déjà noté pour ce type de capteur l’à-peu-près du numérique. Le capteur réalisait des moyennes, si bien que le point retenu pour le calcul pouvait être une position n’ayant jamais été occupée. Le temps numérique est essentiellement un temps lacunaire. Nous devons penser pareil des smartphones, des tablettes, des ordinateurs, ces « dieux qui marchent devant nous20 » parce que, quelle que soit leur rapidité ou la multiplication de leurs senseurs, leur temps est une moyenne. Restent des lacunes, des cavités, des manques.

 

En croyant nous voir gambiller, les machines se font des idées. Elle ne dérobent qu'une absence de nous-même car nous ne sommes jamais à l'endroit qu’elles supposent. Nous aussi nous nous abusons : les images que nous voyons, les sons que nous entendons sont ceux d'un point de vue que nous n’occupons plus. Notre relation ressemble à cela : le veau numérique ou le smartphone ne peuvent nous entraîner pleinement dans leur danse et nous ne pouvons en définitive que les éteindre en déposant les tablettes de verre. De cela et de notre doute nous sommes certains. Il n'y avait qu'un seul guide, je suppose, aux machines et à nos entrechats, un seul chef. Le programme, celui dont on ne peut voir le visage de face. Il croit pouvoir combler les manques du temps lacunaire pour établir sa maison mais, en définitive, les trous restent béants, parce que ce sont des cours intérieures dont les portes s’ouvrent sans mot de passe, hospitalières.

 

 

Jacques LAFON

1 Digicode® est une marque déposée par CDVI Group désignant la serrure électronique inventée par Bob Carrière en 1970.

2 Vigik® est un système conçu par La Poste sous la direction de Constant Hardy pour les immeubles d’habitation.

3 Documentation de 3D Turbo, logiciel de dessin 2D et 3D, créé en 1995 par Soft’X et distribué par Iluac Software.

4 Edward Ruscha (1937), Sweetwater, 1959, huile et encre sur toile, 60 x 48 inches.

5 Les tubes cathodiques des écrans informatiques et ceux de la télévision différaient : les premiers affichaient des points ayant chacun précisément leur intensité tandis que les seconds des lignes modulées.

6 Mac 3D, 1984, Challenger Software, Os 1 à 5.

7 George Orwell, 1984, publié en 1949. Le premier Macintosh est vendu en 1984.

8 Google, Apple, FaceBook, Amazon.

9 Terminal de poche : « Définition : Appareil électronique mobile de petite taille qui assure par voie radioélectrique des fonctions de communication, telles que la téléphonie ou l’accès à l’internet, et le plus souvent des fonctions informatiques ou multimédias.

10 Julien Prévieux, Anomalies construites, vidéo HD, 7’41”, 2011, galerie Jousse entreprise.

11 Julien Précieux parle du service d’Amazon appelé Mechanical Turk.

12 Le Sayre Glove, créé en 1977 par l'Electronic Visualization Laboratory de Université de l’Illinois est le premier gant de données (Data Glove).

13 Bill Atkinson, Apple Computer Inc. Curseur n°5 d'Hypercard, 1985, icône informatique, propriété de curseur, bitmap. C’est la première « main à l’index tendu » pour désigner un hyperlien.

14 Howard Rheingold, Virtual Reality , Summit Books / Simon & Schuster, New York, 1991 ; La réalité virtuelle , Dunod, 1993, p. 153.

15 Myron W. Krueger, Artificial Reality, Reading, MA, Addison-Wesley, 1983 ; Artificial Reality II, nouvelle édition revue, 1991, p. 117.

16 Myron W. Krueger, cité par Jean Segura et Véronique Gode, « Les jeux virtuels », La Recherche : La Révolution du Virtuel, n° 265, Mai 1994, p. 524.

17 Jeffrey Shaw, 1944, The Golden Calf (le Veau d'Or), 1994, création pour Ars Electronica, Linz, installation interactive, ordinateur Silicon Graphics, écran à cristaux liquides Sharp, traqueur Polhemus Fastrak, logiciel Gideon May, production ZKM, exposé lors d'Artifices 4, langages en perspective, 7 novembre, 5 décembre 1996, Saint-Denis.

18 www.apple.com/fr/iphone-x/ De même, pour les citations suivantes.

19 Des pictogrammes d’animaux animés.

20 « Exode », XXXII, 1, in La Bible, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, 1657 ~ 1696, Laffont, 1990, p. 105.