Fuyard
Victor GIVOIS
Kilkenny et Fitzgérard sont assis près des braises. Des baguettes achetées au supermarché, “du carton dehors et de l'air dedans”, ne restent que des miettes, avec le pot de moutarde fine et forte à moitié entamé. Les merguez ont été expédiées : la barquette blanche et grasse se tord maintenant dans les flammes. Repus, les deux hommes se laissent absorber par l'opiniâtre travail du feu. De vives vagues de chaleur leur brûlent la face puis se retirent; dans leur dos ils sentent plâner la nuit d'automne. L'air froid et humide les campe là, face au trop chaud noyau de feu. Fitzgérard ajoute une branche moussue. Une fumée blanche se répand autour du foyer et les tire de leur somnolence. Alors Fitz se lève. Les forts contrastes de température l’avivent. Un élan de confiance rieuse pousse de ses oreilles à ses dents. Vin bu et lèvres au bord du babil : cette chaleur, il veut l’ourler à son ami silencieux sans en briser l'ébriété fugace. Sur le feu, devant eux, il pose ce bout d'histoire impromptu :
“Trois chevreaux trop turbulents. Bon. Pour calmer ses trois chevreaux, maman intervient : “Ecoutez-moi. Pendant mon absence, vous restez bien sages. Toi (à l’aîné), tu changeras les langes du petit si nécessaire. Toi (au benjamin), tu prépareras les tartines du goûter. Restez dans la maison. Ne répondez pas au téléphone. N'ouvrez la porte à personne.” Elle regarde chacun dans les yeux en disant ça. Bien obligés de se tenir droit deux minutes, ils prennent sur eux les mots d'ordre et de défense. Ils ont l'air penauds, un peu idiots, alors elle reprend ses recommandations et fait dire à chacun que oui il a compris. Si facile à mettre au pas. Elle savoure un instant la discipline de ses rejetons, puis se radoucissant : “Quand je reviendrai, je toquerai au carreau au dessus de la porte. Vous reconnaîtrez ma patte n'est-ce pas ? Une petite patte blanche. Alors vous m'ouvrirez. D'accord ? -D'accord” Contente d'avoir improvisé ce petit jeu, Maman prend ses affaires et dit au revoir. Elle laisse les chevreaux verrouiller de l'intérieur, et quitte la maison.”
Fitzgérard appuie d’un silence solennel la fin de son oraison. Jusqu’à ce que Kilkenny hasarde :
“-Décousue cette histoire...
-Décousue de fil blanc !
-Oui ou plutôt inachevée. C’est ça que je voulais dire.
-A quoi bon achever ? Tout est là. C’est déroulé avant qu’on ait à le dire.”
Le bassin avancé sur le siège, le dos tordu, la tête penchée vers l'avant, voilà Kilkenny. Il est assis côté fenêtre, dans le sens de la marche. Les yeux aimantés au défilement des arbres en bord de voie, il ne pense à rien. Plein et vide de l'abandon à cette stimulation rétinienne ; surf sur le non-être ; fendre l'écume de lumière au débit ininterrompu ; fendre sans feindre ; ni esquive ni évitement. Le voilà qui rêvasse. Son cou est tordu de trois-quarts à la rencontre de la surface changeante. Il semble avachi et tendu à la fois. “La région Hauts-de-France et toute l'équipe TER vous souhaitent un agréable voyage.” Kilkenny s'ébroue. Il se masse le cou, tandis que son regard glisse à nouveau vers la baie, vers le torrent de lumière. Pour s’en défendre il ferme les yeux. L'annonce résonne dans son crâne cependant qu'il reprend le fil de ses sens. Point de mort. Lignes de vie. Il décroise les jambes. Ses pieds posés à plat s'empreignent des vibrations de la machine. Il délasse ses épaules, enfonce ses reins dans le siège, et les yeux toujours fermés, il écoute le train.
D’abord la machine aux hoquets familiers
et puis cette mélodie qu’il entendait sans y faire attention.
Alors il ouvre les yeux. D’un regard il embrasse l'intérieur du wagon. C’est une espèce de long tube rempli de sièges, dense, compact, mais quasi vide : il compte trois personnes égrenées ça et là. Sur toute la longueur, les vitres abondent de lumière. Kilkenny considère ces fenêtres vers lesquelles il laissait quelques minutes auparavant s'effilocher sa mémoire vive. Maintenant que son maintien est tonique, les pieds tenant bien au plancher, elles lui semblent ingénues, objets inertes, gentils, serviables -la transparence même- mais qu’on s’y risque distraitement, voilà qu’elles vous siphonnent l’attention et piétinent la rétine. Il a une pensée pour les plages landaises et leurs courants de sortie de Baïne qui vous emportent en un clin d’œil du barbotage confortable à la pleine mer.
Distraitement, Kilkenny porte son regard sur le passager le plus proche de lui, deux ou trois rangées en avant. Il devine un jeune homme. Une touffe de cheveux hirsute déborde l’appui-tête molletonné et un morceau de bras s’étale sur l’accoudoir au bout duquel se love un écran scintillant et joueur. C’est de là que provient la mélodie obstinée. Kilkenny, qui n’a pas pour lui l’agrément d’un smartphone, regarde scintiller l’interface de l’appareil. Le bras semble bizarrement disloqué, sa prothèse lumineuse pendouillant à bout portant. Il devine dans cet objet un potentiel de distorsion physique. L’épaisseur, les rugosités environnantes disparaissent à mesure que l’irrésistible et adorable lumière happe et embobine le regard. L’espace est altéré, accéléré, dans ce petit trou de verre nourri de cervelle. Une gymnastique simple le fait rabattre ses considérations quant aux fenêtres du train sur la fenêtre interface du petit appareil, et il conclut : “Quelle vilaine machine, qui phagocyte et verrouille la curiosité, qui abreuve l’œil à l’infini, qui canalise toute l’amplitude des gestes vers le bout des doigts, et fait ployer les têtes vers le bas.”
Victor GIVOIS