Nathan SERRANO

 

Artiste

 

Nathan est un jeune artiste vidéaste. Son travail...

DIALOGUE

Nathan SERRANO

 

Suite à la proposition d'un article sur cette fameuse "société du mot de passe", je me dis que j'allais contacter un ancien ami du lycée, qui s'y connaît un peu mieux que moi sur le sujet. Retranscription d'un Skype en connexion sécurisée.

Salut Oliver

Salut Narcisse

Dis tu connais ce qu'on appelle la société du mot de passe ?

Pas du tout, j'imagine que ça fait parti des nombreuses expressions qu'aiment inventer les journalistes ?

En fait si j'ai bien compris, il s'agirait d'un mode d'organisation numérique où l'on ne posséderait pas des ordinateurs, mais uniquement des écrans, qui seraient connectés à des ordinateurs à distance, et on paierait un abonnement pour y accéder. C'est ce qui est appelé pc dématérialisé.

On achèterait plus des PC de gamer par exemple mais on louerais des abonnements pour pouvoir émuler le jeu à distance.

Oui oui c'est bien connu ça.

?

Bah tu sais je t'avais envoyé une conf de Benjamin Bayart, sur internet ou le minitel 2.0.

Tiens voici un lien pour un résumé

Benjamin Bayart - Minitel 2.0 - Une contre-histoire des Internets - ARTE

https://www.youtube.com/watch?v=HqkcCC8121Q

Mais bon de manière plus général c'est ce qui se fait depuis un moment, le phénomène de centralisation.

Comment ça ?

Bah par exemple, ta boîte mail, j'imagine que c'est google ou microsoft ?

Non c'est Hotmail

Hotmail c'est Microsoft tu sais… quand t'ouvre ta boite mail en ligne, en fait tes mail sont hébergés sur un serveur, et tu loues un service gratuit, celui d'accéder à ce serveur, qui n'est pas à toi mais à Microsoft. Moi par exemple j'ai installé ma propre boîte mail sur mon ordi, je n'utilise pas une entreprise privé pour le faire à ma place. Mais, comme dit Benjamin Bayart, regarde pour les vidéos Youtube : d'un côté on regarde des vidéos qui sont toutes centralisées sur des serveurs à Google, alors qu'on pourrait tout aussi bien les héberger sur nos ordis, en peer2peer. Et c'est la même chose pour Facebook, Apple Store etc.

Oui mais là c'est pas pareil, il s'agit du matériel même qui est utilisé à distance. Pour l'instant, même s'il est possible d'échanger des données, on utilise chacun son ordi séparément.

Tout à fait, j'imagine que ces propositions de pc dématérialisé commencent à émerger parce qu'on a des taux de connexion plus rapide et ça permet de streamer un écran sans problème. Mais c'est le même processus. Tu te souviens au tout début quand on était gamin, on piratait de la musique ou on se la passait de main en main en les stockant sur nos disques durs. On avait tout sous la main, on stockait tout sur nos machines, parce que les connexions étaient pas très rapides. L'intérêt c'est qu'on a un contrôle dessus, et pour un peu que t'ai pas de logiciel espion, on peut pas surveiller les données que tu stockes. Une fois que tu es connecté à d'autres ordis, y'a le choix, soit tu fais un réseau internet peer2peer comme avec bittorrent, où chacun va stocker quelques fichiers mais les mets en partages, c'est à dire que si t'a besoin d'un fichier tu peux le télécharger depuis l'ordi d'un autre et inversement, en terme politique c'est du mutualisme quoi ; soit tu le fais en mode minitel et dans ce cas c'est un serveur centralisé qui a tous les fichiers comme avec Spotify par ex, et qui du coup contrôle tout ce qui rentre et ce qui sort, en terme politique c'est disons… un type de féodalité ? Et c'est ça qu'on appelle le cloud. Mais le cloud c'est pas un truc vaporeux, au contraire, c'est très concret, le cloud c'est la concentration entre les mains d'une entreprise d'un ensemble de données utilisées par tout un tas de gens qui en louent l'accès.

Oui mais là c'est pas des données c'est du hardware, c'est du matériel.

En fait avec le cloud on te proposait déjà des services comme ça, regarde ce que proposait Adobe dans ses dernières versions, Créative Cloud. Ce que je veux te faire comprendre c'est qu'avec le partage de données, par exemple des fichiers musicaux, il y a deux infrastructures qui ont été proposées et qui proposent des modèles politiques très différents. Encore une fois on a l'impression que les données sont immatérielles et qu'elles se baladent dans l'air. Certes c'est de l'information mais il faut un support pour qu'elle s'inscrive quelque part. En fait ce que tu mutualises sur du peer2peer, c'est de l'espace libre. On peut concevoir les réseaux de peer2peer comme un disque dur géant, constitué de plein de petits bouts de disques durs de particulier éparpillés à droite à gauche, et qui s'agencent dynamiquement. C'est assez beau d'ailleurs à imaginer.

Et du coup le cloud à l'inverse ce serait le fait d'avoir un seul gros disque dur centralisé sur un serveur où tout le monde se connecte.

Exactement. Enfin c'est une image hein ce disque dur peut être réparti entre différents data-centers bien sûr, mais disons qu'il ne t'appartient pas. Quand tu mutualises tes données, en gros tout le monde devient propriétaire des données qui sont partagées, c'est une gestion en commun, une propriété collective de l'information, et ça c'est possible parce que y'a une symétrie, tout le monde peut à la fois héberger et envoyer des données. Avec le cloud centralisé, il y a une asymétrie qui fait que les gens sont simplement des consommateurs, ils ne partagent pas leur données, mais payent un droit d'accès à un disque dur géant. Tu n'es plus co-propriétaire, mais tu loue un droit d'accès à des données. Or y'a une différence entre posséder des données et faire ce que tu veux avec, et juste avoir quelques droits dessus, c'est toute la question de la propriété d'ailleurs. Tu sais y'avait ce mec qui disait "la propriété ce n'est pas le fait de pouvoir utiliser un objet, mais d'interdire les autres de l'utiliser".

On peut revenir sur la question de départ ?

Oui oui j'y arrive. La propriété, et particulièrement la propriété intellectuelle, c'est important parce que c'est une question sociétale majeure, et pas simplement une question de respecter un droit d'auteur essentialiste que pleurnichent les major, qui en plus profite pas forcément aux premiers concernés.

Oui t'a pas parlé du téléchargement illégal.

On s'en fous de savoir ce qui est illégal sur ces questions, les enjeux sont de l'ordre de choix politique, la légalité s'adapte après ça, c'est juste qu'on a pas une législation adaptée à internet. Je suis pas juriste mais, tu sais, j'y ai bien réfléchi, et y'a trois droits que permet la propriété

"le fructus : le droit de recueillir les fruits du bien (le profit), l'usus : le droit de l'utiliser (l’usage), l'abusus : le droit d'en disposer c'est-à-dire de le détruire en tout ou partie, de le modifier, ou de le céder à un autre."

Tu vois ça je viens de le récupérer sur Wikipédia. Sur Wikipédia, au lieu de mutualiser de disques durs, on mutualise des connaissances. Et qu'est ce qui se passe avec les connaissances ? Par exemple regarde le théorème de Pythagore, tu peux utiliser en faire usage, tu peux en profiter, tu peux le modifier et le transmettre, tu en es donc propriétaire, comme en théorie n'importe qui. Tu peux juste pas matériellement le détruire, ce qui n'aurai pas de sens.

L'intérêt de la propriété privée, je le comprends dans l'idée que c'est une protection contre la destruction. Par exemple ta maison, tu veux qu'elle soit à toi parce que tu veux pouvoir l'utiliser sans que quelqu'un d'autre puisse l'utiliser, même si c'est pas tellement le fait que quelqu'un d'autre l'utilise qui pose problème, mais bien plutôt qu'en l'utilisant il peut détruire ou dégrader quelque chose, ne serait ce que ton intimité, il prend de la place, il consomme ce qu'il y a dans ton frigo etc. bref son utilisation représente une perte pour toi. Pareil pour ton corps, tu en es le propriétaire absolu, parce que si quelqu'un te touche sans ton accord c'est une violence qui t'es faite. Mais avec la copie, on ne détruit plus, l'autre peut aussi utiliser ce que t'a sans que ça change grand-chose. Comme dit ce petit clip Copying Is Not Theft"si je vole ton vélo, tu dois prendre le bus, mais si j'en fais une copie, on peut en faire à deux".

C'est ce que propose d'ailleurs les licences copylefts et Creatives Commons, un peu plus adaptées à ce régime spécifique de propriété que le copyright, qui ne s'adapte qu'à tout ce qui n'est pas copiable. En fait le seul intérêt que je vois au copyright, comme pour la propriété privée classique, c'est quand il y a quelque chose à perdre, et que ce que tu perds c'est pas l'utilisation de tes données. Ce que tu perds vraiment, c'est que t'es le seul à les avoir, et c'est ça d'ailleurs qui te permet de les vendre. Ce que tu perds, c'est le manque à gagner, tu perds le manque que ressent l'autre. Or l'économie capitaliste est basée sur ce principe, on vend quelque chose à quelqu'un qui en manque, sinon s'il l'a déjà il ne voudra pas l'acheter. Le capitalisme se construit sur le manque, quitte à la créer artificiellement même quand il pourrait être comblé, comme c'est le cas dans les crises de surproduction.

Je reconnai bien tes penchants anticapitalistes mais il faut bien rémunérer ceux qui produisent ces données non ?

C'est un peu plus compliqué. La vraie question c'est qu'il faut que la musique se diffuse et que les artistes et techniciens aient de quoi manger, après la répartition ça peut se faire de plein de manières différentes. L'économie actuelle se base sur une distribution par séparation de la propriété. C'est comme si chacun avait sa petite propriété, son petit jardin, avec ses petits murets pour pas que le voisin puisse entrer, des enclosures. Si on enlève les murets, on peut se balader partout, il n'y a plus de propriété privée. Alors tu me dis qu'il faut que les jardins soient entretenus. Oui c'est vrai, mais on peut le faire par d'autres moyens qu'en séparant le terrain, ça peut être par exemple par la mutualisation des bonnes volontés, regarde Wikipédia. Tu peux regarder ce qui touche à l'idée d'une "politique des amateurs" proposée par Bernard Stiegler d'ailleurs. Après ça touche plus large.

Oui on était parti sur cette question d'ordi dématérialisé à la base.

Hé bien on y reviens tkt. Le problème avec le hardware, c'est que justement, c'est difficile à faire juste de la copie… Mais on peut quand même mutualiser. C'est un peu ce qu'ils font avec leurs PC dématérialisés, j'imagine qu'ils ont des sortes d'usines à pc, mais qui se répartissent en fonction du temps et des usages. Comme tout le monde utilise pas tout le temps un pc ça permet de tourner. Mais maintenant imagine la même chose mais en mutualisant. Imagine que tu t'achètes un pc, ok, mais que quand t'a besoin de grosse puissance de calcul, tu peux utiliser la puissance des pc d'autres particuliers comme toi, et inversement quand tu l'utilise pas.

C'est possible de faire ça ?

Si on peut mutualiser des disque dur on doit bien pouvoir mutualiser des microprocesseurs ? Alors bien sur il faut programmer des logiciel, mettre en place des protocoles et des trucs technique du genre, ça demande un investissement de départ. Mais ça existe déjà un peu, je crois bien que c’est ce que font des projets scientifique d’ailleurs, avec le World Community Grid, ils proposent d’utiliser le temps de calcul des ordinateurs de particuliers lorsqu’ils sont en veille, et ça génère une puissance de calcul colossale. On pourrait donc mutualiser nous aussi cette puissance.

Oui mais tout le monde ne peux pas utiliser cette puissance en même temps

Oui c’est vrai, c’est là encore une question de propriété, autant on peut copier les données, autant le temps de calcul ou le support de stockage se réparti… mais en fonctionnant à grande échelle, on fait des économies. En effet, on ne va pas utiliser tout le temps son ordi, et donc on pourra peut être augmenter sa puissance de calcul sur ce modèle là.

Mais là comme tu dis, il faudra d'abord avoir un ordinateur pour pouvoir partager une puissance de calcul, en admettant que ce réseau d'échange de calcul en peer2peer existe, il ne pourra pas être gratuit.

Là encore ça dépends. Pour des réseaux décentralisés, il peut se mettre en place une économie de micro-location à la Airb'n b ou Covoiturage payant, où les particulier louent leur bien, on pourrait alors louer à des particulier du temps de calcul sur un gigantesque marché. Mais on peut aussi se dire qu'il y aura suffisamment de gens de bonne volonté pour laisser leur ordi accessible, on entre alors dans une économie du don, où il suffit que quelques uns soient de bonne volonté pour que le système tourne. Mais bon si tout le monde veut des puissances de pc gamer, ça risque de pas marcher, par contre pour tout ce qui est petite bureautique, ça semble plus probable, peut être des systèmes de seuils ou modèles freemium alors, faut voir, ou des sortes de petites mutuelles comme des serveurs privés, mais y'a des modèles économiques à inventer. En fait y'a tout un spectre entre le cloud centralisé, et le peer2peer. C'est quelques chose qui tend à se généraliser dans d'autres domaines, avec la blockchain, les smartgrids, je crois que Jérémi Rifkin parle beaucoup de ça aussi. O pourrait même le penser comme un service public de l’État, ou chacun aurait une sorte "d’allocation de capacité de calcul", mais bon tu sais je me méfie de l’État pour ce qui est des service public.

Donc en fait t’es pour le libre marché libéral et la mondialisation ?

Hein ? Alors attention c’est pas parce que je viens de dire que je me méfie de l’intervention étatique que je suis pro néo-libéralisme. Déjà parce que, dans ma vision des choses un peu simplistes, l’État et le marché c’est souvent des bons copains, et l’axe que je tente de saisir il est pas entre les deux mais il le traverse, disons l’axe partage/enclosures. Ce que je souhaite moi c’est que les gens soient moins dépendants des grosses structures, qu’elles soient des entreprises ou des Etats-nations. Sinon entre marché et Etat, c’est juste deux manière d’organiser la propriété. Et moi je cherche plutôt des endroits où cette propriété est mise à mal, où elle n’est plus fermée, c’est une propriété ouverte, je suis pour un marché, mais un marché vraiment libre, un marché tellement libre que y’a plus de propriété, où je suis libre d’utiliser ce que possède le voisin, un marché où tout est gratuit. Ce qu’on appelle libre marché c’est un système d’échange où tout est payant, moi je souhaite un marché où les gens qui l’utilisent aussi sont libre, et surtout libre de l’utiliser sans argent et sans dépossession, quand même c’est pas pareil. Enfin c’est un gros sujet après, déjà je crois que je suis un peu imité par les mots connoté que j’utilise...

Mais du coup c'est pas dangereux si tout le monde partage les données, si on a accès à mon ordi ?

Bah si mais justement là encore c'est une question de propriété, à savoir : qu'est ce que tu partages, qu'est ce que tu acceptes que l'autre utilise ? Les grosses structures aiment pas trop les économies sur la création et le partage des données publiques, comme la musique ou les logiciels en licence libre, mais par contre ils veulent avoir possession de tes données que t'aimerai garder privé. Dans un régime démocratique, ça devrait être à toi de savoir ce que tu souhaites partager ou garder pour toi. En effet, en revenant à la question de la propriété, partager ta localisation, ton identité, tes photos, bref ce qui fait ta vie privé, c'est détruire ce qui la définit comme privée justement, c'est détruire l'espace qui t'es réservé, l'espace où tu es caché du regard, l'espace d'intimité tout simplement. Par contre, partager une musique sous licence copyleft, tu t'en fous, c'est pas de ton intimité. Il s'agit encore une fois de savoir : qu'est ce qu'on garde sous notre propriété, qui n'est qu'à nous et à personne d'autre, et qu'est ce qu'on pense qu'il est juste que l'on partage, pour que tout le monde puisse y avoir accès, un peu comme un espace public, un espace de donnée qu'on met en commun. Surtout que ces question d'espace privé et public c'est pas du tout naturel c'est surtout construit historiquement, ça corresponds donc à un choix politique. Plus concrètement, pour ce qui permet de protéger tes données, il y a différents dispositifs mis en places.

Comme le droit juridique.

Oui le droit sur tes données même si je sais pas comment ça marche avec la CNIL, le copyright quand t'es auteur. D'un point de vue technique y'a le cryptage. Comment ça marche ? En très gros, le principe c'est que tes données sont illisible si t'a pas le mot de passe pour les lire.

On revient à la société du mot de passe !

Oui mais en fait si t'a bien compris, on y a toujours été. Tu sais je t'ai parlé des enclosures. Certaines personnes (en fait je pense à Silvia Federici ave Caliban et la sorcière mais bon j'ai pas fini de le lire) font dater la naissance du capitalisme à partir du moment où l'on a commencé à tracer des frontières sur les champs, à partir du moment où l'on a dit : cette partie est à moi, celle-ci est à toi, et qu'on trace une ligne entre les deux pour former un enclos, un lopin de terre. A partir de là il faut protéger physiquement ces frontières : on construit un muret, des barrières, avec une porte. Et sur cette porte, on installe une serrure.

Dont la clef est le mot de passe.

Oui enfin, disons que le mot de passe est un type de clef. Il faut qu'il y ait concordance entre la serrure et la clef. Alors ça peut être des vrais clefs et serrures, comme pour ta maison ou ta voiture, mais ça peut aussi être des papiers par exemple. Comme ta carte d'identité.

Je comprends moins là.

A sa manière, l'État a déjà mis pas mal d'enclos. L'État associe à ton corps et ton esprit une identité étatique, qu'il inscrit sur le registre d'état civile à la naissance, assignation à un nom et nom de famille, casier judiciaire, fichier de police, carte d'identité etc. Et c'est cette identité étatique qui te permet d'avoir accès à ce qu'il s'est approprié, comme le territoire -parce que sans papier tu vas pas bien loin-, la surveillance de tes gestes et la possibilité de te juger donc de maintenir une continuité dans le temps. Parce qu'il faut bien comprendre que lorsque tu es contrôlé par la justice par exemple, ce n'est pas ton corps que l'on va juger, mais bien ton identité. l'État te contrôle en maîtrisant ton identité, et en contraignant ton corps si elle n'est pas conforme, ou si tu n'en as simplement pas. L'État et lajustice a absoluent besoin que ton identité colle à ton corps, que tu aies du mal à l'en détacher.

Je vois… Mais quel est le rapport ?

On est habitué à ce régime de propriété là, nous sommes tous isolés chacun dans notre identité, en tout cas étatique. Maintenant imagine que deux personnes puissent avoir la même identité…

C'est possible ça ?

C'est possible pour des faussaires oui, qui bidouillent des fausses cartes identité. Ou imagine à la bibliothèque que t'emprumpte des livres avec la carte d'abonnement de ton frère. Ou si tu donnes ton mot de passe de ton compte Netflix à un ami, qui peut accéder au même service que toi. C'est comme si tu avais deux clefs qui ouvraient la même serrure. C'est une mutualisation de l'identité, dans le sens où elle est partagée. En terme des possessions matérielles, quelque chose comme le mariage pourrais en être l'équivalent, ou le compte commun à la banque…

Tu parles de compte commun mais on reste sur des logiques identitaires

Tout à fais ! Oublie le mariage et le compte commun, je suis pas sûr de mon exemple… Là dessus je suis en train de lire des textes d'Agamben, si j'ai bien saisit y'a cette idée de devenir quelconque, d'être indiscernable, de ne plus être identifiable, tu vois ? Si tu n'es plus identifié, tu as ton corps et ton esprit, mais ils ne sont plus liés à ton identité étatique. Enfin je dis étatique mais c'est en gros pareil pour les multinationales hein, à chaque fois que tu t'inscris sur un site, tu te construis une petite case, un "profil utilisateur" qui est une petite identité numérique, même s'il est souvent compliqué de pouvoir le relier avec certitude à ton corps. C'est là où c'est intéressant d'ailleurs, dans l'anonymat, il y a une identité sans corps identifié. On peut dire dans un sens que les posts anonymes ont été fais par une seule identité, sous le nom collectif "Anonymous", c'est de là que vient le groupe du même nom d'ailleurs. Dans un autre domaine par exemple, l'artiste Luther Blissett n'est pas une seule personne, mais un nom collectif. C'est un auteur, juste une signature qui rassemble un grand nombre d'initiative. Par exemple, si j'ai bien compris la démarche, tu peux faire circuler un texte que t'a écri mais le signer de Luther Blissett, c'est une identité collective.

On s'éloigne complètement du sujet non ?

Je sais pas c'est quoi vraiment le sujet ? Moi ça me passionne ces questions là. Une identité collective, c'est une transgression de la propriété à l'échelle privée. Je te disais que la propriété était une question centrale. Tu sais, je me dis qu'avec les objets connectés si ça se trouve il faudra avoir à chaque fois la clef sur soi pour accéder aux objets du quotidien : ouvrir une porte de voiture, un pdf, accéder à un terrain, obtenir une information… il faudra toujours une clef. T'imagine si t'a à louer l'usage de tout ça ? Je me souviens d'un roman de Philip K. Dick où un personnage pouvait plus sortir de chez lui parce que pour ouvrir sa porte fallait payer 50 centimes. L'extension du domaine de la propriété. Enfin ça c'est dans le cas marchand mais tu vois le genre d'extrémité, surtout qu'on est pas sortit de l'idéologie néo-libérale. Enfin là on serait vraiment dans une société du mot de passe, où la matérialité de l'objet n'est pas liée simplement à l'usage matériellement possible que tu peux avoir de lui, mais du droit que tu as de le faire, directement intégré dans ce mot de passe. C'est donc une extension du contrôle de l'usage à tout ton environnement, comme si t'avais un policier en permanence qui vérifiait bien chacun de tes gestes pour vérifier que t'a le droit de les faire. Avec cette extension du domaine de la propriété on est en droit d'avoir peur, déjà qu'on intègre sous la propriété des génomes humains, imagine qu'on intègre aussi les mathématiques ou le langage, comme c'est le cas dans une nouvelle de Damasio ? Ce serait catastrophique pour le coup…

Enfin je reviens sur cette histoire de mot de passe. C'est pas forcément des mots de passe d'ailleurs, parce que ce qui compte c'est que ce soi attribué à ton corps surtout. Alors un mot de passe on peut considérer que y'a que toi qui le connaît, mais si t'es sympa tu peux le distribuer ou alors l'oublier. Alors que si on fait un peu de biométrie, on peut se dire que la clefs, c'est ton empreinte digitale ou ton iris, et ça y'en a pas deux pareils. Et là c'est autrement plus compliqué pour partager son identité ou s'en défaire… Éventuellement on peut imaginer dans le futur que si tout le monde a accès à des techniques biologiques qui nous permettent d'imiter n'importe quel corps et esprit, dans le sens où on serait tous des sortes de métamorphes, là ça risque d'être plus compliqué pour nous attribuer une identité, c'est très spéculatif bien sur… mais ça pose des questions, quelles serait le régime politique avec l'impossibilité de déterminer l'identité de l'autre ? Comment fonctionne une société d'anonyme ?

Tu sais depuis le début je pense au communisme.

Oui c'est pas forcément faux, disons que c'est un terme qui a une histoire et qu'il faut repenser, c'est pour ça que j'ai préféré parler de mutualisme tout à l'heure, ça me semblait plus juste. Ca me fait penser à ce texte "Comment faire ?" de la revue Tiqqun

"Nous nous retrouvons en singularités quelconques. C’est-à-dire non sur la base d’une commune appartenance, mais d’une commune présence. C’est cela notre besoin de communisme".

Y'a cette idée que l'idée du communisme, c'est d'être en commun, d'être ensemble en interaction, mais pas sous le couvert d'une identité – ou un truc comme ça, en fait j'ai du mal à saisir le texte, disons qu’ils ont une vision quasi métaphysique du communisme. On est quelconque, on est potentiellement n'importe qui, on est anonyme. Le communisme pourrait se trouver dans la non-assignation à une identité, ou en tout cas à une identité fixée par un pouvoir extérieur. Ce qui semble assez logique d'ailleurs, si le capital dresse des frontières entre nous, des enclos sous couvert de nous protéger, ce n'est qu'en les détruisant, qu'en ouvrant grand les serrures et en jetant les clefs qu'on pourra rencontrer l'autre, et partager véritablement. Dans la métaphore internet, faudrait regarder du côté de forum comme 4Chan, où quelques part les dynamiques individuelles anonymes sont noyé dans la construction d’un langages ou mouvement collectif.

Après perso, si le prix à payer c’est de ne pas avoir d’identité même les uns pour les autres, limite de ne plus avoir de visages, ça fait un peu le "syndrome chatroulette", où tu peux discuter avec n’importe qui en anonyme mais tu ne peux quasiment pas tisser de lien, comme si on se construisait surtout par nos différences. Enfin y’a des truc à penser avec cette question d’anonymat, disons peut être qu’il faut penser une certaine répartition des espaces d’anonymat plat ou chacun est équivalent comme dans les black blocks et des espaces d’identité fluctuante ou chacun peut prendre un rôle ou en changer, une certaine répartition de la visibilité et des identités, cela dit ça reste des formes d’anonymat puisqu’on est pas sur une singularité, et tout cas pas de l’extérieur. J’arrive pas à saisir ce principe de singularité quelconque, certainement bien plus à voir comme l’inverse de l’anonymat alors -qui n’est finalement qu’une forme de standardisation identitaire-, il faudrait alors y voir un "nonymat" mais qui n’est pas fixé par l’extérieur, un nom propre donné par chacun. Une autonomie identitaire, où chacun se nomme soi-même et pour soi-même, la réappropriation de son nom, de son identité, une identité qui serait propre à chaque relation, une identité multiple et in-situ.

Dans Maintenant du comité invisible, y’a cette phrase p.43 "Il y a dans la fragmentation du monde quelques chose qui pointe vers ce que nous appelons "communisme" ; c’est le retour sur terre, la ruine de toute mise en équivalence, la restitution à elle mêmes de toutes les singularités, l’échec fait à la subsomption, à l’abstraction, le fait que moment, lieux, choses, êtres et animaux acquièrent tous un nom propre – leur nom propre." Le nom propre ce serait un mot de passe, mais qui serait auto-fabriqué, un mot de passe qui naîtrait de la rencontre avec une autre entité, et qui serait inscrit dans la relation même, en sachant qu’on peut cumuler des mots de passe, du coup c’est plus un mot de passe, plutôt une forme de protocole de communication, un peut comme un numéro de téléphone, mais pas que pour les téléphones, et pas sous la forme d’un numéro, disons que c’est le protocole même le mot de passe, le mode de communication même, il s’agit plus de construire des serrures, mais de savoir où est la porte. Bien sûr là je parle pas de mot de passe en ligne hein, mais d’une métaphore pour parler du monde en dehors de l’écran. Comme si pour être en relation avec une chose ou quelqu’un, il fallait trouver ou construire son nom, un mot pour passer en lui. Bon c’est étrange que tu m’aie pas coupé parce que j’ai l’impression de raconter n’importe quoi, surtout avec ces concepts d’identité et d’anonymat que j’utilise sous des sens différents au fur et à mesure de la discussion…

En effet je comprends rien.

Ok bah t’enlèveras le dernier passage dans ton article. Plus simplement si on revient sur l’idée du communisme comme espace de partage, un endroit où tous est gratuit en gros, ça fait penser à ce principe d’une économie de l’abondance, où l’on a plus à répartir les biens puisqu’ils sont tous également accessibles. Si chacun produit plus qu’il ne consomme ça marche, un peu comme du peer2peer quand un fichier est plus partagé que téléchargé.

Le communisme serait du peer2peer IRL ?

Hum… en fait je devrai faire une différence entre les considérations philosophiques du communisme et des dynamiques numériques. Déjà parce qu'il faut prendre des pincettes avec ce genre de grands mots, chose que j’ai pas vraiment fait jusqu’à maintenant dans la discussion mais c’est clair que y'a une histoire et que ce que là on parle sous le terme de communisme c’est quand même sacrément différent des mouvements révolutionnaires plus autoritaire qui s’en sont revendiqués ; et de plus ce qui est numérique peut être lié à formes de mise en commun, mais ce n'est pas complètement du communisme, en tout cas tant que ça reste dans le numérique, c'est juste du communisme de disque dur. Mais du coup peer2peer IRL, dans la vrai vie réelle, bon pourquoi pas. Enfin c'est facile de spéculer sur l'idée, même si j'aime beaucoup faire ça.

D'un autre côté, le communisme peut aussi s'entendre comme la propriété collective, dans le sens ou tout le monde est propriétaire des moyens de production.

Comme en URSS ?

En URSS c'était surtout l'État qui était propriétaire, les gens dépendaient de lui. Je vois pas trop en quoi c'est communiste dans ce sens là. D'ailleurs tiens regarde ce que dit Wikipédia du communisme "Dans son sens d'origine, le communisme est une forme d'organisation sociale sans classes, sans État et sans monnaie, où les biens matériels seraient partagés." J'aurai dû commencer par là. Dire que les biens matériels sont partagés, pour moi ça revient à dire tout le monde en a la propriété -ou la possession si tu préfères. Par exemple, si tout le monde est propriétaire du savoir de Wikipédia – car tu peux en faire une copie- est ce qu'on peut le voir comme une forme de communisme ? Même les dynamiques de remix et de détournement sur Youtube font beaucoup penser à ce que Guy Debord théorisait sous la forme d'un communisme littéraire en un sens… Et les excitations autour de l'imprimante 3d, où tout un chacun pourrait imprimer les objets dont il a besoin depuis des fichiers open sources, cela fait aussi beaucoup penser à l'appropriation des moyens de production, comme évoqué dans cet article de Slate que j'ai sous les yeux.

Mais rien n'est fixé bien sûr, pour l'instant ces-choses là sont des promesses, beaucoup de spéculation qui permettent de forger des imaginaires, mais même si ces technologies rendent ces modèles politiques possibles, ce n'est pas dit qu'ils vont réellement émerger. Tu sais on a vite fait de s'emballer sur des utopies politiques avant même qu'elles soient mises en pratique, là-dessus le net à plus à voir avec le pragmatisme des hacker -je te conseille cet entretiens avec Drapher si ça t'intéresse, au passage tu peux t'arrêter sur ce qu'il appelle l'"archipel des hackers".

Enfin pour revenir à cette question de mot de passe, on pourrait dire qu’une proposition communisme ce serait le moment où il n'y aurait plus de mots de passe, plus de clefs -ou alors juste pour des domaines très précis, comme le corps ou l'intimité. Une société sans mot de passe, sans serrure, où l'on pourrait aller partout -enfin une réelle liberté de circulation- accéder à tout, ne pas être assigné à une identité. Si le modèle de propriété devient le commun, c'est-à-dire que tout le monde est propriétaire, comme dans l'air, alors il n'y a en théorie plus de hiérarchie, il n'y a pas des gens qui ont droit à plus d'air que les autres, chacun respire ce qu'il lui suffit.

Pareillement si tout le monde peut accéder à tout autant qu'il le souhaite, il n'y a plus de pauvres sans que ce soit une limitation, quelque part tout le monde est riche, il n'y a donc plus de classe. Dans le film l'an 01 de Jacques Doillon, inspiré des BD de Gébé, y'a une séquence où tous les habitants d'une ville jettent leurs clefs par la fenêtre, du coup tu peux rentrer dans n'importe quel appartement, ils sont tous ouverts. C'est bien une société sans mot de passe et sans serrure. Après est ce que cette société est vivable ? Comment la production s'organise derrière tout ça ? Est-ce que elle est souhaitable, surtout sur la question de l'identité ? Sans mot de passe est-ce que ce n'est pas au contraire une forme de surveillance permanente ? Avec les détours que j’ai fait on peut quand même se méfier d’un monde comme ça, au niveau purement matériel ça semble souhaitable mais pour le reste ça fait un peu totalitaire. Le secret a du bon. Parce que bon tu sais je réfléchis dans le vide, j’espère que tu crois pas tout ce que je raconte.

Et toi tu penses que c'est possible ?

Bah j'en sais rien, mais disons que maintenant c'est pas les outils qui manquent, y'a déjà pas mal de propositions qu'on étés faite dans le champ numérique, et je me dis qu'il faudrait investir le champ de la vie quotidienne. Si tu regardes, on est quand même sacrément isolés les uns des autres, surtout sur le net ou même si on discute avec d'autres gens, on reste seul derrière un écran. Je me demande comment on pourrait réinvestir des dynamiques sociales, comme au cinéma ou cybercafés, faire le lien entre pratique en ligne et matériellement, je pense que là il y a une force. Y'a pas mal de choses qui se font avec le covoiturage, amap tout ça, mais ce qui manque je trouve c'est au niveau social ou culturel. Peut être qu'on a plus le temps aussi.

Tu sais quand on était gamin, on s'ennuyait un peu, mais du coup on en profitait pour jouer entre copain. L'ennui c'est ce qui permet de s'ouvrir à autre chose. Maintenant regarde les rues sont vides, notre attention est occupée par les écrans, c'est aussi un problème. L'attention devient une ressource rare. J'aime beaucoup internet mais je crois qu'il faut tenter de détruire cette interface de l'écran, c'est presque devenu un organe artificiel qui remplace les autres. Tu savais que la lumière bleue nous empêche de dormir ? Avant l'invention de l'électricité au moins, les gens dormaient suffisamment, vu que y'avait pas de lumière. Faudrait faire des navigateurs internet juste avec du son pour libérer le regard, une radio interactive Firefox, ça m'irait très bien. Y'a toute une écologie de la présence à réinventer. J'ai pas envie que le cyberespace bouffe le contact avec la réalité. Parce que je vais être honnête hein, mais le monde ont le vit dans une expérience directe, avec son corps et ses perceptions, à côté de ça regarder un écran et déplacer une souris c'est plutôt pauvre.

Je te trouve sacrément nostalgique pour un informaticien.

Ah mais je suis pas informaticien moi, je suis boulanger. Ca fait combien de temps qu’on s’est pas vu ?

Depuis le lycée… Mais du coup je pensais que tu participais à ce genre de projet de partage de micro-processeur et tout...

Oh tu sais moi je m’intéresse juste à tout ça de loin, après la partie technique, je peux pas aider à grand-chose, vu que je suis un personnage fictif.

Ah oui déso, j’avais oublié...

Tu vois quelque part on est deux identités, mais en réalité on est créé par le même corps. Bon je déco, faut que je me lève tôt demain j’ai une fournée de pain à faire. Bonne nuit Narcisse.

Bonne nuit Olivier.