Victoria HENRI-BROSSARD

 

Artiste

 

Victoria est une artiste passionnée de voyages et de séries qui...

BLACK MIRROR

Victoria HENRI-BROSSARD

 

 

*Spoiler alert*

BLACK MIRROR est une série d’anthologie : elle est le recueil de plusieurs scénarios, dystopiques le plus souvent, qui anticipent ou font l’exemple de notre rapport au numérique, au virtuel, à l’avatar, à l’image, au groupe… Les épisodes ne sont liés ni par une narration ni par leurs acteurs (on retrouve juste de temps à autres des éléments en clin d’œil comme la chanson « Anyone who knows what love is » d’Irma Thomas). Chacun commence par votre écran qui se brise. Puisque vous l’aurez sûrement deviné : l’ « écran noir » en question c’est celui sur lequel vous regardez la série. C’est votre télé ou surtout votre ordinateur, tablette ou téléphone, c’est à dire cet écran qui appartient à votre sphère intime, gardé le plus souvent par un mot de passe, mais par lequel vous accédez à un espace qui est, forcément, public.

 

 

Mais donc : Pourquoi l’écran se brise ?

 

Prenons l’épisode Hymne national -S1E01: À une époque qui pourrait être la notre, le premier ministre britannique est réveillé par son équipe car une vidéo de la duchesse la plus populaire de Grande Bretagne a été publiée sur Youtube : kidnappée, elle ne sera relâchée qu’à la condition que le premier ministre ait un rapport sexuel avec un porc sur un plateau Tv en diffusion live sur toutes les chaines nationales, le jour même.

Ce qu’on voit nous, ce sont des individus, soit interviewés à la télé, donnant leur opinion sur; si oui ou non le premier ministre devrait se soumettre à cette demande, soit regardant chez eux ou au travail lesdites interviews et autres infos médiatisées relatives à l’événement. En somme ce dont on parle, en particulier au sein de l’équipe du premier ministre, c’est de l’opinion publique. Et mine de rien c’est à la suite du retournement de l’opinion publique (après qu’un doigt orné de la bague de la duchesse ait été envoyée à une chaine tv) que ce pauvre premier ministre se retrouve en direct, shooté, à essayer de jouir d’une truie, au vu de tous ses concitoyens. On découvrira qu’il ne s’agissait pas du doigt de la duchesse, que ladite duchesse avait été relâchée juste avant le début de la diffusion mais que, tout le monde étant devant un écran, personne ne l’avait trouvée à temps, et que tout ceci était une farce d’un artiste qui finira, lui, par se pendre. À chacun de se demander qu’elle était son intention s’il en avait une.

Ou 15 millions de mérites -S1E02 : dans une société insituable sur une carte ou une frise chronologique, il semble que tous les individus, à leur 21e anniversaire, soient envoyés dans des espaces où les fenêtres (et même les murs de leurs chambres) sont remplacées par des écrans (on n’est jamais sûrs, même à la fin, de voir le monde extérieur). Que font-ils là ? Ils pédalent toute la journée sur des vélos d’appartement face aux différents programmes offerts sur ces écrans, à accumuler un argent virtuel qui leur sert à acheter nourriture et dentifrice, à refuser de regarder les programmes pornos, mais surtout à acheter des accessoires pour leurs avatars respectifs. La seule échappatoire semble être l’espoir de gagner au concours de talent télévisé Hot Shot, devant 3 juges et la foule des avatars. Avant de monter sur scène on leur fera boire de la compliance (qu’on traduira par conformité, obtempération) pour les rendre docile. C’est devant tout ce beau monde que notre héros en recherche désespérée d’authenticité fera tout un furieux discours sur cette société trop engourdie (numb) pour ressentir au lieu de processer. Il recevra les acclamations du jury, suivies par celles de la foule, pour être la chose la plus sincère (heartfelt) jamais vue depuis la création du show.

On voit à l’écran d’un côté des individus, chacun dans leurs box, de l’autre la foule d’avatars, autrement dit des écrans de ces gens qui n’interagissent que rarement dans la réalité, mais qui par contre prennent part à ce groupe public dont encore une fois l’opinion pèse. En ce sens que le groupe - paraît-il - fait généralement pression sur l’individu.

Prenons White bear -S2E02 : Encore une fois, on ne sait pas où ni quand, mais on suit une femme qui se réveille sans souvenir, dans une maison vide, avec pour seul indice une image d’une fillette qu’elle présume être sa fille. Peu à peu elle voit des gens, cachés derrière des fenêtres ou au coin de la rue, à bonne distance, qui la filment. Puis d’autres personnes en costumes débarquent et tentent de la tuer sans que les premiers ne bougent, toujours téléphone à la main et caméra allumée. Bref, on partage la détresse de l’héroïne jusqu’à la chute : Il s’agit comme d’un parc d’attraction, dont ladite attraction n’est autre que cette femme, inculpée pour meurtre de la fillette sur la photo, dont on efface tous les soirs la mémoire avant de recommencer ce show le lendemain. C’est sa sentence. Grand final : Jugement dans une salle de théâtre, animé par un présentateur très charismatique (lui même acteur du spectacle livré dans la journée), avant que la meurtrière ne soit escortée en grande parade dans une cage transparente, afin que tout le monde la voit et lui envoie des tomates à la figure (rien de familier ?), jusqu’à la maison où tout recommencera le lendemain.

Et enfin parce qu’on ne peut pas tous les citer, White Christmas : via un implant qu’on ne peut pas retirer (le Zed eye), certaines personnes incriminées et mises sur liste rouge (par un système judiciaire qui semble très peu inquiet de respecter une quelconque impartialité) sont bloquées: la société entière ne les distingue plus que comme des silhouettes de pixels flous, tout aussi rouge, n’émettant que des sons étouffés inintelligibles (à savoir qu’alors le processus va dans les deux sens et le bloqué ne voit plus les autres que comme des silhouettes grises). Elles ne peuvent donc plus avoir aucune interaction avec qui que ce soit. Ce sont des parias, exclus totalement de leur société qui ne les perçoit plus, sinon comme une menace. C’est un peu littéral, mais efficace.

Gardons en tête que cette analyse n’est qu’un regard subjectif : 50 personnes sortent d’une séance de cinéma, lesdites 50 personnes n’auront pas vu le même film. Étant donné qu’on parle ici d’une série de 12 épisodes d’à peu près une heure ou plus chacun, il est toujours fortement conseillé de les regarder, si ce n’est pas déjà fait.

Le plus souvent Black Mirror est résumée comme une série qui anticipe ce que pourrait devenir notre société de plus en plus accro aux nouvelles technologies, et l’impact qu’elles ont sur l’humain. Et c’est vrai que la plupart des épisodes reposent sur un pack implant + lentilles numériques, permettant tantôt d’enregistrer en détail tout ce dont on aura été témoin, ou de ne plus voir quelqu’un comme dit plus haut, ou encore de voir tels des monstres incompréhensibles une population décrétée ennemie de la nation … D’autres imaginent des avancées techniques permettant de créer une sorte de clone d’un être perdu sur la base de tout ce qui aura pu en être virtuellement sauvegardé… Ou encore, présentent une évolution possible du rapport aux réseaux sociaux, associée à celle de certaines assurances, dans cet épisode où les gens n’accèdent aux soins médicaux (à tout en réalité) qu’en fonction de leur note de popularité sur les réseaux sociaux…

 

"Comme dans toutes les bonnes œuvres d’anticipation, la transposition dans un futur ou un présent alternatif n’est que le meilleur moyen de nous faire nous interroger sur notre fonctionnement présent."

 

Il est donc toujours question de dispositifs technologiques plus ou moins futuristes. Mais le scénario, lui, déploie invariablement en quoi ces innovations ne verraient pas le jour si la demande n’existait pas. Et cette demande n’est liée qu’aux comportements humains ou sociétaux qu’elles (les innovations technologiques) révèlent alors d’autant plus.

Si l’on considère le virtuel, ou le numérique, ou l’écran, seulement en tant qu’objets ou concepts seuls, ils n’engagent rien ni personne. Leur utilisation en revanche, n’est le fait que de son auteur, autant dire n’importe qui, tout le monde, mais individuellement.

 

En conséquence, ne pourrions-nous pas penser que le miroir noir qui se brise n’est pas tant là pour nous alerter de la prolifération exponentielle d’écrans dans notre quotidien, mais autant pour nous inquiéter de nous-même ? Après tout, Black Mirror est une série d’anticipation, et comme dans toutes les bonnes œuvres d’anticipation telles 1984, ou les uchronies telles Occupied, la transposition dans un futur ou un présent alternatif n’est que le meilleur moyen de nous faire nous interroger sur notre fonctionnement présent. On attribue énormément de changements ou de comportements nouveaux au numérique, mais en fin de compte les scénarios de Black Mirror ne pourraient-ils pas se dérouler dans le passé ou le présent, comme il semble d’ailleurs que ce soit le cas pour certains ?

 

Aussi ce malaise à la fin de chaque épisode serait dû au fait que nous sommes sûrement, du moins potentiellement, responsables de ce qu’anticipe ou accentue chaque épisode, car participants chacun de cette société humaine appréhendée ici au plus sombre dans son rapport pervers à l’avatar et à l’image. Pas dans longtemps mais maintenant, prêt à empirer dans deux secondes, semaines, années peut-être tout au plus.

 

"cette confusion entre le privé et le public, qui semble bien peu interrogée et bien malléable lorsqu’il est question de se sentir, ou non, responsable en tant qu’individu… "

 

Car dans le fond le numérique n’est ni une cause ni un point de départ : Le numérique et les technologies qui y sont liées permettent juste une mise en exergue de ce qui était déjà présent avant, ce qui se révélait dans le rapport à l’opinion publique, dans les procès de sorcières et autres jugements ou exécutions publiques.

Dans cette confusion entre le privé et le public, qui semble bien peu interrogée et bien malléable lorsqu’il est question de se sentir, ou non, responsable en tant qu’individu…

 

Reportons notre attention une seconde sur le fait qu’il s’agit d’une série Tv. Une série au départ se regarde sur une télévision qui, cela avait été rapidement compris dès son apparition, est une intrusion du public dans le privé et ainsi l’un des meilleurs moyens d’atteindre tout un chacun au sein même de son foyer. En réalité n’est-ce pas ici la merveilleuse particularité de tout média (journal, radio, internet) ? D’autre part, c’est ce qu’on aura tenté de développer jusque-là, Black Mirror nous propose, si ce n’est nous convoque à nous remettre en question quant à notre rapport à l’avatar ; à la construction d’une image à montrer aux autres, façonnée ou non pour interface, en tout cas pour une scène publique, et toujours selon les normes assurant d’être reconnu par un groupe (devrait-on ré insister : un groupe dont on veut être vu comme un pair).

Et comme une question en entraine souvent une autre et que les deux sont liées, peut-être pouvons-nous aussi prendre le temps au passage d’une réflexion sur l’instinct grégaire ou sur cette idée bien trop répandue que le plus grand nombre fait loi…

Comme ces questions s’appliquent à tout un chacun, il semble particulièrement intelligent de vous les poser au travers d’une petite histoire à regarder confortablement installés chez vous et/ou sur cet écran qui vous est si intime. Un écran qui vous donne la possibilité de faire exactement ce que vous voyez dans la série, via lui-même.

N’est-ce pas délicieusement réflexif ? Une jolie boucle, l’écran se brise...

 

Ainsi, à une époque où il semble si facile d’interagir avec l’extérieur au moyen de ces nouveaux outils, Black Mirror peut apparaître comme une cloche qui rappelle que bien qu’étant le propriétaire de l’objet, bien que le gardant soigneusement à l’aide d’un mot de passe individuel, bien qu’il vous apparaisse comme appartenant à votre sphère privée et intime, qu’il vous donne l’impression d’une indépendance de mouvement et de choix dans la toile d’informations et de communications possibles, votre écran, malgré tout, vous connecte à un espace public. Et il peut être important, alors, de se demander ce qu’on y laisse entrevoir de notre privé, de prêter attention aux codes qui le régissent, de chercher ce qui se répète et se change en norme dans ce qui semble pourtant apporter une liberté totale.

 

En somme, et malgré une troisième saison très inégale, Black Mirror est une série qui doit régaler les sociologues en plus des transhumanistes. Mais vous aussi je l’espère.

 

 

Victoria HENRI-BROSSARD